• Compétition Premier Film

KRISTINA

CHRISTINA

Nikola Spasic

Kristina est transgenre et travailleuse du sexe en Serbie. Elle joue son propre rôle dans un film éponyme qui illustre son quotidien avec pudeur et selon les formes de la pleine fiction. Nous sommes chez elle, avec elle. D’une élégance folle, elle se plaît à créer des ikebanas sous l’ombrière baroque et luxueuse de son jardin. La sonnerie de son téléphone, étonnamment criarde, vient chahuter le tableau parfait. Kristina expose à son interlocuteur la tarification de ses services. Aux plans suivants, dans un intérieur accordé à son élégance, armée d’un grand éventail qu’elle déploie avec grâce, elle attend son client. À l’arrivée de ce dernier, elle commande avec assurance et superbe que les chaussures soient retirées et une douche prise. La sobriété et la délicatesse de sa vie contreviennent à tous les clichés qui entourent son métier. Au plus près de son personnage, le film épouse sa placidité et procède avec une souveraineté tranquille, en une succession de tableaux aux cadrages et aux compositions impeccablement ciselées, comme une suite d’icônes dont Kristina serait le centre. Kristina est croyante. Quand elle cherche chez elle l’endroit le plus propice pour accueillir un petit crucifix, la sonnerie de son téléphone coupe à nouveau court à son entreprise. Ce faisant, Nikola Spasic met en scène la tension qui habite Kristina entre la possibilité de vivre sa foi et l’exercice d’une activité qui, d’après la doxa religieuse et sociale, la contredit. Retraçant un cheminement intérieur dans le calme secret des églises comme des forêts, le film ouvre aussi en son cœur un espace de confessions, dans des plans frontaux où Kristina se raconte. Il ne prend pas pour autant le chemin d’un repentir. Il affirme au contraire la liberté profonde d’une femme moderne, saisie en majesté dans un audacieux portrait aux lignes inspirées des iconostases qui ouvrent sur le divin. (Claire Lasolle)

Entretien avec Nikola Spasic

Comment avez-vous fait la rencontre de Kristina et comment le projet est-il né ?
Il y a cinq ans, j’ai commencé un doctorat et je voulais que mon sujet de thèse soit le docufiction. Je me suis mis en quête d’une personne dont la personnalité et le vécu m’inspireraient pour ma recherche. Ma scénariste, Milanka Gvoić, m’a parlé de Kristina qu’elle avait découverte dans une émission sur YouTube. J’ai vu la vidéo et on a décidé de la retrouver pour organiser une rencontre. Kristina appréciait l’idée du docufiction et nos rencontres ultérieures ont eu lieu dans un café, toujours avec une liste de questions préparées à l’avance afin qu’on apprenne à la connaître et à la comprendre mieux. Je me suis vite rendu compte que je pouvais travailler avec Kristina sur sa technique d’actrice, ce qui m’a mis à l’aise. Un moment important dans le développement du film a eu lieu lorsque Kristina nous a invités chez elle. Le lieu dans lequel elle vit, la façon dont elle l’a décoré avec beaucoup de soin, m’a laissé une forte impression à cause de son authenticité et de sa photogénie.

Nous sommes invités à partager son intimité et des tranches de sa vie. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’écriture du film et comment vous avez collaboré avec Kristina ? Comment a-t-elle participé à l’écriture de l’histoire et des dialogues ? Comment avez-vous travaillé ensemble sur l’évolution de l’histoire ?
On a vite gagné sa confiance et réciproquement, et cette confiance est en réalité le fondement sur lequel repose le film. Kristina n’a pas participé à l’écriture des dialogues et au développement de l’histoire, néanmoins nous avons construit son personnage sur ses véritables centres d’intérêt et sa vision de la vie. Les dialogues ont été écrits de sorte à donner l’impression qu’ils sortent tout droit de la sensibilité de Kristina et souvent de son expérience. Cela lui a permis de les accepter facilement et de les dire de façon convaincante. Au début, nous avons tourné les scènes où on lui donnait quelques indications sur ce qu’elle devait dire, alors que les autres acteurs-rices avaient des dialogues. Le talent de Kristina lui a permis de répondre à tous les défis posés par le jeu d’acteur.

Vous composez de très beaux plans, souvent fixes, de ses espaces intimes et des lieux qu’elle traverse. Comment avez-vous réfléchi aux choix formels et au traitement de l’image ? Comment avez-vous choisi les décors ?
En raison d’un autre projet et peu avant de commencer à travailler sur celui-ci, Milanka et moi travaillions sur la période allant de la fin du XIXème et le début du XXème siècle. Lors de nos longs échanges sur le traitement des prostituées dans la littérature, l’art et au cinéma jusqu’à aujourd’hui, on a eu un déclic : tout ce qu’on avait fait jusqu’alors se recoupait avec ce que nous venions d’entreprendre. A ce moment-là, il paraissait logique (tout autre choix eut été impossible) qu’un film sur une travailleuse du sexe puisse s’inspirer visuellement des impressionnistes français. La fin du XIXème et le début du XXème siècle correspondaient à une époque où les prostituées et les courtisanes avaient leur place, non seulement dans l’art, mais aussi dans la littérature française.
Précisément grâce aux impressionnistes, Igor Lazić, notre directeur de la photographie et moi sommes tombés d’accord sur l’utilisation de plans fixes pour le film. L’autre raison était que je souhaitais que le film ait l’air plus observationnel et le seul moyen d’y parvenir était d’utiliser de longs plans larges statiques pour que le public ne puisse faire la différence entre documentaire et fiction. Nous voulions que les plans extérieurs suivent les motifs des impressionnistes, ainsi Milanka et moi étions scénaristes, producteurs mais aussi régisseurs/repéreurs. Nous avons passé beaucoup de temps à parcourir la Serbie et à prendre des photos de paysages. Grâce au talent de Igor Lazic, les décors choisis dans le film ont pris une dimension magique.

Pouvez-vous nous parler du tournage ? Comment avez-vous accompagné Kristina dans l’interprétation de son propre rôle ? Quelle a été la part d’improvisation ?
Le tournage a duré cinq ans et s’est fait par étapes. A chaque automne, on rassemblait l’équipe et on commençait à tourner, et juste après, je passais au montage et Milanka écrivait les nouvelles versions du scénario. En pratique, le montage et l’écriture étaient concomitants. Nous devions procéder ainsi parce qu’on ne savait pas ce qu’on obtiendrait des scènes d’observation ou d’improvisation, mais on a toujours réussi à intégrer le documentaire dans la fiction et la fiction dans le documentaire. Certains événements à la fois beaux et étranges nous sont arrivés également. Par exemple, avant chaque tournage, nous avions l’idée d’intégrer le motif des pieds nus dans le film, et ensuite, totalement par hasard, des pieds nus sont apparus dans la scène d’hypnothérapie régressive qui a été tournée lors de l’avant-dernière phase sur laquelle nous n’avions aucun impact en raison de son côté strictement observationnel. C’était un signe que nous avions tiré le bon fil rouge lors de l’écriture. J’avais terminé des études de réalisation dans le multimédia et j’ai de l’expérience dans le court-métrage et le documentaire, tout comme dans le théâtre. Or, avec ce film, je cherchais un processus grâce auquel je pourrais trouver des solutions comme on le fait au théâtre. Pour moi, c’était la seule façon d’arriver à quelque chose d’authentique parce que, au cinéma, la réalisation se réduit souvent à la simple mise en espace d’un scénario, et le résultat final est un produit plutôt qu’une œuvre d’art.

Parmi tous les acteurs et toutes les actrices, seuls Marko et Kristina jouent leur propre rôle. Dans quelle mesure a-t-il été nécessaire d’attribuer les rôles secondaires à des acteurs professionnels ?
Tous les rôles n’ont pas été attribués à des acteurs professionnels. Certains sont professionnels, d’autres sont amateurs, et d’autres ne sont pas acteurs du tout. Nous avons engagé des acteurs professionnels pour les rôles avec beaucoup de dialogues, comme le rôle de Mme Maria, à qui Kristina rend visite pour trouver des objets anciens, ou le rôle de la commissaire d’exposition à la Galerie d’Art “Sava Šumanović”. Leurs dialogues reposent sur des faits historiques, donc bien que ces scènes soient fictionnelles, elles sont factuelles. Jelena, qui joue l’amie de Kristina, est également actrice professionnelle et c’est pourquoi, au début du tournage, j’ai plus dirigé Jelena dans leurs scènes communes pour que ce soit plus simple pour Kristina. Leur ami dans le film, Zvonko le peintre, est un acteur amateur, mais en fait il est surtout peintre, ce qui a simplifié son jeu.

Comment avez-vous écrit la très belle scène du confessionnal entre Marko et Kristina ? Est-ce que cette discussion a vraiment eu lieu ?
Quand nous avons décidé que Marko aurait le rôle masculin principal, j’ai compris que leur discussion sur le banc devait être authentique, et je pense que c’était une bonne idée. Puis une tâche complexe est arrivée. Nous nous sommes dit qu’il était important que leur première conversation profonde et honnête ait lieu devant la caméra pour gagner en authenticité. Or, tous deux souhaitaient réellement apprendre à se connaître. Nous avons décidé d’expliquer à Kristina pourquoi il était important qu’elle ne parle pas à Marko avant qu’on tourne cette scène, elle a compris et promis de ne pas rentrer en contact avec lui avant ça. Elle a tenu promesse – car Kristina est comme ça. Seuls quelques dialogues au début de l’échange étaient écrits, et ensuite, ils ont partagé en toute honnêteté des expériences et des points de vue, et derrière la caméra, notre scénariste orientait la conversation vers des sujets dont nous avions besoin pour pouvoir avancer dans l’histoire. Nous sommes très reconnaissants de leur honnêteté dans cet échange.

A la fin du film, Kristina ne rejoint pas Marko et s’en va. Pourriez-vous nous éclairer sur cette fin à la fois ouverte et énigmatique ? Que symbolise-t-elle ?
Milanka, la scénariste, est diplômée en philosophie et elle voulait qu’on traite des notions de fidélité, d’amour et de liberté à travers le film. Notre objectif était de nous demander de quoi nous parlons vraiment lorsqu’on emploie des mots tels que famille, morale, coïncidence et temps, et je crois que nous y sommes arrivés parce que je pense que ce film nous pousse à nous remettre en question tout comme le monde dans lequel on vit, et cette remise en question suffit parce que c’est le début de la prise de conscience.

Propos recueillis par Claire Lasolle

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Fiche technique

Serbie / 2022 / Couleur / 90’

Version originale : serbe, anglais
Sous-titres : anglais
Scénario : Milanka Gvoić
Image : Igor Lazić
Montage : Nikola Spasić
Son : Đorđe Stevanović
Avec : Kristina Milosavljević, Marko Radisić, Jelena Galović, Zvonimir Pudelka

Production : Nikola Spasic & Milanka Gvoic (Rezon).

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR