• Compétition Premier Film

VÍA NEGATIVA

NEGATIVE PATH

Alan Martín Segal

Dans un lieu indéfini, entre immeuble de bureaux vides et galerie commerciale désaffectée, un jeune homme s’effondre au sol, au ralenti. Les murs moisissent, le courrier s’empile au bas des portes closes. Un autre jeune homme observe à travers les vitres l’énigmatique ballet de deux élégantes jeunes femmes qui ont investi le désert urbain comme terrain de jeu où déployer leur imagination subversive. Sous couvert d’une entreprise de réappropriation des bureaux et appartement désertés, elles se livrent à d’étranges actions poético-politiques, mi-situationnistes, mi-oulipiennes. Glisser papiers et jetons rose, jaune et vert sous les portes des bureaux, coudre des formules existentielles sur des étiquettes de vêtement, etc. L’intrigue minimale de Vía Negativa se résume à l’initiation du garçon aux rites et mystères de la société secrète, et aux jeux de séduction qu’elle autorise. Scénario et mise en scène procèdent par soustraction : du drame, de la pesanteur, de toute forme d’explication de la situation. Une ambiance étrangement inquiète de fin du monde règne dans la ville déserte, mais la catastrophe a déjà eu lieu. Quelques signes laissent deviner sa nature : décrépitude totale et définitive de l’économie et de la société, comme une extrapolation collapsologique des crises à répétition qui frappent l’Argentine. La singulière beauté de ce premier film tient au contraste entre le tableau d’un monde arrivé au stade terminal de son effondrement et la suprême élégance, le soin très haute couture avec lesquels Alan Martín Segal confectionne ses plans, travaille les cadres, les lumières et les sons.Mais qu’on ne s’y trompe pas : sous leur allure chic et ludique, la voie négative qu’empruntent le film et ses personnages est de la plus haute conséquence politique. Laisser le monde aller à sa perte pour regagner la vie. Faire le rien, puis donner forme au rien. Défaire le monde, le vider, et faire de sa vie une forme en mouvement dans l’espace libre. Soit l’élégance comme ultime résistance. (Cyril Neyrat)Alan Martín Segal

Interview d’Alan Martin Segal

Vía Negativa suit les déambulations subversives et joueuses de trois jeunes adultes dans une ville dépeuplée. Où cette histoire a-t-elle pris forme ? Sur quelles intuitions initiales vous êtes-vous appuyé ?

Tout est parti du désir d’adapter La cabeza de Goliat, d’Ezequiel Martinez Estrada, une étude sociologique de la ville de Buenos Aires réalisée au début du 20ème siècle. Ce livre fournit un modèle de résolution du problème posé par chaque ville fondée par les peuples européens en Amérique. C’est à la fois une lettre d’amour adressée à Buenos Aires et un plaidoyer pour l’annihilation de la ville. C’est cet essai poétique et proliférant qui est le point de départ de Vía Negativa. En l’adaptant, j’ai tenté de lui donner une forme narrative à même de préserver à la fois sa sensibilité et son rythme marqué par le tragique et le prophétique.

L’intrigue minimaliste se déroule dans des appartements et des commerces vides, dans ce qui semble être les ruines d’une société ayant fait l’expérience ultime de la crise. Le lieu n’est jamais spécifié: on ignore même s’il s’agit de l’Argentine. Où avez-vous puisé votre inspiration pour représenter ainsi une civilisation déjà effondrée ? Comment avez-vous choisi les lieux de tournage ?

J’ai souhaité utiliser la crise de 2001, en Argentine, comme toile de fond à l’intrigue de Vía Negativa. Dans de tels moments d’effondrement, l’étoffe du présent est tellement distordue qu’il devient possible d’imaginer un avenir différent. Cette période a un poids autobiographique, elle joue un rôle essentiel dans ma vie : elle représente ma sortie de l’adolescence. Et en même temps, dans notre récit national, elle incarne un genre d’événement mythique qui représente la crise cyclique et récurrente dont le pays ne semble pas parvenir à se dépêtrer. Quand le tournage a démarré, à Buenos Aires, la ville s’efforçait encore de retrouver sa forme habituelle d’avant le confinement. J’ai pris le parti d’utiliser les conditions de la crise en cours pour évoquer une autre crise.
Buenos Aires regorge de galeries commerciales largement antérieures à l’ère du centre commercial. D’une certaine manière, ces espaces fonctionnent comme des capsules mémorielles. Au fil du temps, il devient clair que les commerces qui s’entêtent à peupler ces galeries sont précisément ceux qui sont incapables de demeurer compétitifs dans la guerre commerciale plus crue que se mènent les acteurs du capitalisme de rue. Ce sont donc des services et des métiers en voie d’extinction, des technologies délaissées. En arpentant ces galeries, on aperçoit des instantanés d’un passé récent. Et en même temps, leur architecture est révélatrice des aspirations eurocentriques d’une ville qui entrait d’un pas décidé dans la seconde moitié du 20ème siècle. Ces galeries étaient un cadre idéal pour présenter l’image de Buenos Aires que je cherchais à modeler: une ville coincée dans le temps parce qu’elle aspire à un avenir fondé sur une idée mensongère de son passé, en proie à une nostalgie constante et trompeuse.

Des rares protagonistes du film, on ne connaîtra que le comportement énigmatique et ses implications politiques, ainsi que d’occasionnels aperçus de leurs vies passées. Comment avez-vous construit ces personnages ? Et comment avez-vous procédé à la sélection des acteurs ?

Le processus de casting s’est déroulé de manière non conventionnelle. Fraîchement revenu à Buenos Aires après de longues années sans point fixe, je me trouvais immergé dans une nouvelle scène sociale qui attisait ma curiosité. En ce sens, le processus de casting a été un geste social, pendant lequel j’ai rassemblé les personnes qui avaient retenu mon attention. J’étais moins en quête d’acteurs que de personnes qui sauraient m’amener à mettre mon identité en question sur un plan ou un autre. Certaines de ces personnes m’ont interpellé en raison d’un moment spécifique qu’elles traversaient, d’autres du fait d’une expérience que nous partagions, et ainsi de suite. D’une drôle de manière, c’était un exercice d’expansion ou de ramification de mon identité propre, à travers elles.
À l’origine, Via Negativa devait compter encore moins de personnages, mais j’ai décidé d’y faire figurer davantage de personnes qui m’avaient intéressé. J’ai incorporé cette démultiplication en dédoublant et en dépliant certains personnages jusqu’à ce qu’ils s’insèrent dans un motif qu’on pourrait qualifier de “jeu de miroir”.
J’ai composé les personnages de manière intuitive. Chaque acteur avait une personnalité, une histoire, et un ensemble de compétences propres, que nous avons utilisé pour le film. Avant de tourner, j’ai eu de longues conversations avec chacun d’entre eux, afin d’amasser des informations sur leurs vies et leurs centres d’intérêt. C’est à partir de ce matériau que j’ai façonné leurs doubles Une amitié très forte s’est nouée entre eux lors du tournage. Ils ont pris l’habitude de faire des choses ensemble, ce qui les a transformés en une entité unique, une forme d’organisme multiple, qui apporte au film une intimité et une complicité imprévues.

La photographie du film frappe par sa précision et son acuité – en termes de cadrage, d’éclairage, de palette de couleur. Sa dimension hautement chorégraphique, extrêmement maîtrisée, présente un contraste vif avec l’état du monde environnant. Pourriez-vous commenter ces choix esthétiques ?

Lorsqu’on travaille à partir d’un script non-conventionnel, la mise en scène et le montage occupent une place encore plus importante: ce sont les biais par lesquels on peut organiser les éléments constitutifs du film, et leur donner sens. J’aime tourner les scènes plusieurs fois, jusqu’à trouver un rythme interne et une chorégraphie qui pourront s’accorder avec le montage et le rythme prévu pour chaque séquence. Je crois que plutôt que d’offrir un contraste à leur environnement, ces choix esthétiques le créent. D’une certaine manière, la précision de la mise en scène engendre l’illusion d’un environnement déclinant. L’acte d’exclusion strict et violent qu’implique mon style de cadrage donne lieu à une série de relations laconiques et de tensions entre l’architecture et les personnages. Par ses intentions visuelles, le film cherche à créer une vision décalée du monde, perturbante comme peuvent l’être les rêves.

Vía Negativa : le titre semble faire référence à la fois au comportement des protagonistes, à sa dimension politique, et à votre propre attitude vis-à-vis de l’écriture et de la réalisation de vos films. Qu’est-ce qui caractérise cette négativité que vous revendiquez et que vous mettez en œuvre ?

Le film a recours à des techniques diverses pour rendre sensible et donner à voir quelque chose d’apparemment inexprimable: peut-être un certain idéal politique, ou un ordre alternatif des choses. C’est avant tout une vocation poétique qu’on peut penser comme une forme de résistance.
Peut-être qu’une partie conséquente de ma tâche consiste à créer une image négative ou inversée, une empreinte concave du film idéal, qui échappe à la production et à l’actualisation. Je m’intéresse tout particulièrement à l’évocation en tant qu’outil cinématographique. L’évocation consiste à s’approcher par la négation de la réalité imaginaire qui seule peut réconcilier les tensions, les pôles, et les conflits qui ont agité nos expériences intimes.

La bande son n’a rien à envier à la mise en scène en termes de minimalisme et d’acuité. Elle contribue largement au rythme et au ton général du film. Pourquoi, et comment avez-vous travaillé avec Ailín Grad?

J’avais déjà collaboré avec Ailín dans le cadre d’un projet antérieur, Incomplete Disappearance. J’ai toujours aimé sa musique, et je me sens très proche de son travail. En travaillant ensemble, nous avons découvert que sa manière de composer présentait de nombreuses similitudes avec ma manière d’écrire. Ces deux processus prenaient forme essentiellement sur le plan du montage. Incomplete Disappareance nous a permis d’élaborer un mode et un langage propices à la collaboration. En général, je lui envoie un extrait d’une scène, ou parfois seulement une image accompagnée de notes qui renvoient généralement au concept ou à l’émotion que je cherche à rendre sensibles dans la scène en question. Ailín répond en m’envoyant une série de matériaux sonores. Je manipule habituellement ces matériaux initiaux de manière très libre lors du montage. Puis, je partage ces esquisses avec Ailín, qui isole les éléments qui lui plaisent et élabore à nouveau à partir d’eux. C’est un dialogue sonique très ouvert.
Pour accompagner l’atmosphère d’abandon qui règne dans Vía Negativa, nous avons imaginé une palette sonore restreinte. Ailín a suggéré de travailler avec le saxophone, et particulièrement avec des sons multiphoniques. Ceux-ci sont produits au moyen d’une technique de jeu rallongée qui perturbe le schéma habituel de circulation de l’air dans le saxophone.
Cette technique produit des sons magnifiques et d’une grande complexité mais qui sont simultanément très instables, volatiles et nerveux. Ce mode d’utilisation du saxophone est comparable à la manière dont les personnages interagissent avec les objets dans le film, dans un chamboulement généralisé des protocoles d’utilisation et de fonctionnalité. Rien n’est utilisé selon son usage propre: des tracts aux pommes, tout est modifié, redécouvert. La bande-son fait écho à la volonté anti-conventionnelle du film.

Propos recueillis par Cyril Neyrat

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Fiche technique

Corée du Sud, Argentine / 2022 / Couleur / 65’

Version originale : espagnol
Sous-titres : anglais
Scénario : Alan Martín Segal
Image : Pablo Bernst, Florencia Mamberti
Montage : Joaquín Aras, Alan Martín Segal
Musique : Ailín Grad
Son : Manuel De Andrés
Avec : Stella Ticera, Felipe Saade, Agustina D’Alessandro, Koichi Kairiyama.

Production : Alan Martín Segal & Gastón Solnicki (Filmy Wiktora).

Filmographie :
Without Anteriority, 2021
Incomplete Disappearance, 2020
Deviant Chain, 2019.
Key, washer, coin, 2018
An interrupted investigation of R, 2017.

ENTRETIEN AVEC LE RÉALISATEUR