• Compétition Premier Film

VERMELHO BRUTO

ROUGH RED

Amanda Devulsky

Raconter l’Histoire autrement, montrer le contrechamp de l’action politique, faire l’hypothèse d’une autre forme de résistance, c’est le parti que prend Amanda Devulsky dans son film Vermelho bruto. En mettant en lumière l’expérience de celles qui n’étaient pas visibles dans l’espace public, elle se fait historiographe du caché. Elles, ce sont Jô, Eunice, Alessa et Fabiana, quatre femmes devenues mères alors qu’elles étaient encore adolescentes, durant la décennie de démocratisation du Brésil, à Brasilia, entre 1985 et 1995. Quatre femmes contraintes par la maternité, dont les luttes ne se jouaient pas au dehors mais à l’intérieur, au sein de l’espace domestique. À partir de leurs archives personnelles et d’images tournées en 2018 pendant la campagne précédant l’élection de Jair Bolsonaro, Amanda Devulsky construit une fresque monumentale. Faisant le pari de la longue durée, elle offre au spectateur une expérience similaire au mouvement de ces femmes : entrer dans l’(H)istoire, s’en extraire, y revenir. De longs silences invitent à contempler les détails de leur monde : vues de bâtiments emblématiques du pouvoir, bribes de parades militaires, morceaux d’intérieurs. Si le tressaillement de la caméra fait deviner la présence des corps filmants, la réalisatrice ne les montre quasiment jamais filmés, ou seulement par fragments. Les voix intimes, jadis tues, surgissent par bribes dans les interstices de cette mosaïque vivante. Dans ce tissage hybride entre pixels et grains, les recadrages restituent la matérialité des archives et en dévoilent la poésie dissimulée. Non plus seulement traces d’une époque mais aussi lieu d’une expérience esthétique, les images se voient ainsi re-signifiées, à l’instar de cette poussière d’étoiles révélée dans le détail d’une photographie argentique. L’observation de l’infime au service de la mémoire, voilà la poétique du regard à laquelle nous invite Vermelho bruto.
(Louise Martin Papasian)

Entretien avec Amanda Devulsky

Vermelho Bruto jette un pont entre la re-démocratisation du Brésil (1985-1995) qui suit la dictature militaire et le contexte politique qui a précédé l’élection de Jair Bolsonaro à la tête du pays, à travers les archives personnelles de quatre femmes. Ce faisant, il déplace la question de l’engagement politique de la sphère publique à la sphère de l’intime. Pouvez-vous nous parler de l’origine de ce projet ?
Je ne peux pas échapper au fait que je suis la fille d’une femme devenue mère à l’adolescence dans ces années-là. Je suis née en 1991 et j’ai grandi à Brasília, le centre du pouvoir institutionnel et symbolique du Brésil. Tout le temps que j’ai passé seule dans cet espace désert et moderniste qu’est Brasília a forcément influencé ma façon d’appréhender les images et les sons. Lorsque j’étais moi-même adolescente, j’ai commencé à jouer avec mon image et ma propre représentation, à l’aide d’une petite caméra et d’internet. C’était mon premier « cinéma ». Ensuite, nous pouvons faire un saut dans le temps jusqu’à janvier 2016. Dilma Rousseff, la première présidente de notre pays, était encore au pouvoir. Après mes premières expériences en tant que réalisatrice, je me consacrais depuis 2014 à des projets de films féministes, et nous tentions alors de saisir ce qui se passait autour de nous durant ces années charnières pour le Brésil. Dans le même temps, j’essayais de comprendre ma propre histoire, notamment en découvrant la vie d’autres femmes qui avaient un parcours personnel et collectif similaire… Ainsi, en 2016, j’ai commencé à imprimer et coller des affiches dans les arrêts de bus de Brasília pour trouver des femmes devenues mères entre 1985 et 1995 et qui avaient conservé des archives de cette époque. Certaines m’ont contactée, je les ai rencontrées et leur ai fait passer de petits entretiens.

Les images du film appartiennent à quatre femmes, toutes devenues mères à un jeune âge, mais aux origines sociales et aux parcours différents. Comment les avez-vous rencontrées ? Qui sont-elles ?
Pedro B. Garcia et moi avons rencontré Alessa, Eunice, Fabiana et Jô durant la phase de recherches, après avoir collé des annonces dans des abribus. Nous avons fait deux séries de prospections, la première en 2016 et l’autre en 2017. Nous avions des « règles » : il fallait que ces femmes soient devenues mères à l’adolescence, entre 1985 et 1995, qu’elles aient conservé des images de cette époque, et qu’elles aient vraiment envie de participer à la création d’un film avec nous. En réalité, nous avons surtout choisi celles qui allaient se joindre au projet selon des critères d’alchimie et de désir. Nous savions que le processus serait long et qu’il nécessiterait beaucoup de confiance et de générosité de leur part, puisque ces personnes allaient nous donner libre accès à leur intimité, un geste qui n’a pas de prix. Aujourd’hui, la vie privée est un peu galvaudée, mais je crois en sa valeur, donc j’étais consciente de la lourde responsabilité qui m’incombait. Je leur ai dit très clairement dès le départ. Eunice, Fabiana, Jô et Alessa étaient prêtes à se lancer corps et âme dans l’aventure. Cela dit, je sais bien que ce n’est pas seulement ces femmes qu’on voit à l’écran ; d’une certaine façon, elles sont aussi devenues des personnages, créés par elles-mêmes et par nous, selon ce qu’elles avaient envie d’exprimer. Et il y a aussi beaucoup de moi dans le film. Un ami m’a dit en voyant le montage final qu’il y avait en fait cinq femmes dans Vermelho Bruto. De toute façon, on ne saurait montrer dans un film une personne entière dans toute sa complexité ; un film, c’est autre chose. Mon défi était de créer un cadre qui donnerait un juste aperçu de la profondeur et de la richesse de l’univers de nos protagonistes, et je m’y suis employée en discutant continuellement du projet avec elles pendant ces six dernières années. Nos échanges ont beaucoup joué sur le résultat final.

On imagine aisément le travail titanesque qu’a nécessité le montage de ces archives. Vous avez conservé de longs passages silencieux entre les moments où les femmes s’expriment. Comment avez-vous travaillé avec la monteuse, Luisa Marques ? Et pourquoi avoir choisi une durée si longue ?
Nous n’avions pas l’intention au départ de réaliser un film aussi long. En 2016, j’imaginais seulement faire un moyen-métrage, pas même un long-métrage. Mais une fois tout ce travail accompli avec les femmes, et avec les nouvelles images qu’elles avaient enregistrées en 2018, au moment de l’élection de Jair Bolsonaro… Luisa Marques et moi avons réuni tous ces contenus, nous avons commencé le montage et, petit à petit, il est devenu évident que raccourcir le film enlèverait beaucoup de sensibilité et d’ambiguïté au discours des femmes. Leurs histoires personnelles, tout comme l’histoire collective du Brésil, sont empreintes de joie mais aussi de profonds traumatismes. Nous avons essayé bien des fois de raccourcir la durée, mais inévitablement le propos devenait simpliste ; nous n’étions plus face à des personnes et des émotions, mais face à des représentations idéologiques. Dans un film de Trinh T. Minh-ha que j’aime beaucoup, un personnage dit : « L’idée même de l’héroïsme est atroce ». Les réduire à cela reviendrait à utiliser les « outils du maître » (pour reprendre l’expression d’Audre Lorde : « Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître »), ce serait en contradiction avec notre projet. Luisa et moi étions sur la même longueur d’ondes à ce sujet, et il nous a semblé que nous devions faire ce que le film attendait de nous. Nous avons mis plusieurs années à monter le film, en plusieurs étapes, et aujourd’hui nous avons le sentiment d’avoir honoré le chemin qu’il devait prendre.

De nombreuses images semblent avoir été recadrées, ce qui donne lieu à des expérimentations du point de vue de leur matérialité et de leur plasticité. Qu’est-ce qui a guidé ces choix formels ?
Je pense que lorsqu’on traite de l’univers et de l’expérience des femmes, il est important de se souvenir de ce que le fait d’être vues a pu signifier pour nous historiquement. Nous avons été observées pendant très longtemps, sans nécessairement être vraiment vues, et sans que nos expériences ne soient vraiment prises en compte. Et qu’est-ce que cela signifie, être « vraiment vues » ? Il y a des choses qu’on peut ne pas montrer, et il peut être bon de garder des secrets, de murmurer… Ne pas être complètement visible par tous est parfois une façon de se protéger, ou une stratégie de survie. Et qui a le droit de voir ou d’enregistrer une forme de réalité ? Par exemple, dans ces archives des années 1980 et 1990, ce sont souvent les hommes de la famille qui tiennent ou détiennent l’appareil photo ou la caméra. La première photographie de Jô avec son fils a été prise par un touriste ; sa famille n’avait pas d’appareil à l’époque, et elle n’a jamais vu cette photo, mais elle se souvient qu’elle a été prise. D’un autre côté, dans les images récentes prises par nos quatre femmes, elles choisissent souvent d’immortaliser des détails de leur vie, sans montrer leur visage. Leur façon de filmer, la poésie de leurs images en dit assez long. Et puis il y a la matérialité des images et des sons eux-mêmes… La dégradation physique des bandes magnétiques, la détérioration biologique de la pellicule photographique, les pixels et les bruits parasites des caméras vidéo. Les images ne sont pas seulement ce qu’elles représentent ou ce qu’elles signifient, elles ont aussi un corps.

Après le carton du début, le titre du film apparaît ainsi : “vermelho bruto ou o retorno do planeta” (“rouge brut ou le retour de la planète). Pouvez-vous nous éclairer sur ce titre et ce sous-titre?
Je choisis mes titres de façon tellement intuitive qu’il est difficile pour moi de les expliquer. Je pense que Vermelho bruto parle des fondements bruts de l’image du corps, comme le sang et toutes ces choses primordiales. Le rouge est aussi lié dans les religions afro-brésiliennes à l’esprit du carrefour, et le sous-titre « le retour de la planète » renvoie, pour moi, à la circularité narrative née du processus d’écouter toutes ces histoires, d’être en contact avec ces images et ces sons, et d’assembler tout ce travail.

La plateforme féministe Another Gaze a récemment rendu hommage aux films réalisés par des femmes brésiliennes entre 1978 et 1994. Plus récemment, des réalisatrices ont exprimé le besoin de revisiter l’histoire de la dictature dans leurs films au moyen d’archives, comme Anita Leando dans Retratos de Identificaçao (FID 2016). Considérez-vous que votre film s’inscrive dans la même démarche de réappropriation de la mémoire collective ?
Je crois que oui. Vous savez, la période de la re-démocratisation n’a pas encore été abordée par le cinéma brésilien autant que la période de la dictature, même si les deux sont évidemment liées. Je pense que cela s’explique par le fait que, au tournant des années 1980-1990, tous les organes de l’État dédiés au soutien et à la promotion du cinéma ont été supprimés, et la production cinématographique brésilienne a nettement régressé par rapport aux décennies précédentes. Avec les événements récents au Brésil, je trouve qu’il est de plus en plus pertinent de se replonger dans ces historiographies cachées, et il y existe bien des façons de le faire, même si personnellement, je préfère brouiller les lignes artificielles qui définissent le passé, le présent et le futur. La mémoire est toujours présente.

Propos recueillis par Louise Martin Papasian

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Fiche technique

Brésil / 2022 / Couleur / 206’

Version originale : portugais
Sous-titres : anglais
Scénario : Amanda Devulsky
Image : Fabiana Matos, Eunice Oliveira, Alessa Machado, Jô Carvalho
Montage : Amanda Devulsky, Luisa Marques.
Son : Olivia Fernández, Thais Oliveira
Avec : Jô Carvalho, Fabiana Matos, Eunice Oliveira, Alessa Machado

Production : Pedro B Garcia (Casadearroz).

Filmographie :
tente não existir, 2018
aulas que matei, 2018
a outra caixa, 2016
fantasma cidade fantasma, 2016.

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE