• Compétition Premier Film

MAPUTO NAKUZANDZA

Ariadine Zampaulo

Dans l’aube bleutée, près d’un manège à l’arrêt, des jeunes rentrent chez eux en titubant tandis que des travailleurs en costume s’en vont commencer leur journée. Radio Maputo Nakuzandza, 5h15 : les premières lueurs du jour éclairent ce magnifique plan d’ouverture. Le film se terminera à la tombée de la nuit, après une immersion dans le quotidien de la grande ville de Maputo, capitale du Mozambique. Ariadine Zampaulo orchestre avec élégance une symphonie urbaine qui ne cesse de surprendre par ses trouvailles, à l’image de cette émission radiophonique en fil rouge d’une dérive chorégraphiée. Témoignages d’habitants diffusés et bruits ambiants se tressent à l’imprévu des séquences enchaînées, pour faire entendre la ville, dans un film toujours en mouvement, tout en déambulations. Des figures se croisent et se perdent dans l’immensité de l’espace urbain : un joggeur sillonne les grandes artères du matin au soir, un touriste aux gestes keatoniens se promène, une jeune fiancée échappée de son mariage erre comme un fantôme. Mêlant peinture quasi documentaire, scènes fictionnelles et performances dansées dans les ruines des bâtiments abandonnés, la réalisatrice ne trace pas une voie mais compose un portrait kaléidoscopique de Maputo. Ainsi exposé, le paysage urbain dévoile les traces de son passé colonial tandis qu’y résonnent les vers des plus grands poètes mozambicains. Dans un geste ample et précis, Ariadine Zampaulo cherche à appréhender la ville à travers ses multiples ramifications, embrassant l’Histoire et l’immédiat du présent. Film-poème à la prose polyphonique, Maputo Nakuzandza, autrement dit Maputo je t’aime, n’est autre qu’une ode à la ville et à la vie.
(Louise Martin Papasian)

Entretien avec Ariadine Zampaulo

Maputo Nakuzandza dresse le portrait de Maputo, la capitale du Mozambique, du lever au coucher du soleil, à travers différents personnages et différents lieux et s’inscrit dans la tradition des symphonies urbaines, née au cinéma dans les années 1920. Qu’est-ce qui vous a mené à choisir Maputo comme cadre de votre film ? Quel était l’enjeu de faire de la ville le protagoniste principal ?

Je me suis rendue au Mozambique par le biais d’un programme d’échange de mon université, motivée par mes recherches sur l’histoire du cinéma dans ce pays et dans l’intention, avant toute chose, d’en apprendre plus sur ses productions actuelles. Là-bas, j’ai eu l’occasion de suivre un cours de pratique vidéographique dans le cadre du programme de théâtre de l’Université Eduardo Mondlane, dispensé par le professeur António Cabrita, lui-même réalisateur et scénariste. C’est dans ce contexte que j’ai développé l’idée du film, avec les étudiants de mon cours. Depuis le départ, mon objectif principal était de filmer Maputo. En prenant la ville comme personnage principal, le défi qui se posait était de trouver une façon cohérente de rattacher les fragments de récits fictifs avec les différents espaces, avec la ville elle-même, mais aussi entre eux. La tâche était d’autant plus complexe que je ne savais pas exactement à quoi ressemblerait le film une fois terminé. Ce problème s’est posé durant tout l’élaboration du film, de l’écriture du scénario au montage en passant par le design sonore, des étapes essentielles à la consolidation d’une structure narrative dans le cadre d’une symphonie urbaine, comme vous le remarquiez.

Votre film suit plusieurs protagonistes au cours de leur journée, parmi lesquels une jeune femme qui s’est échappée de son propre mariage et erre dans la ville comme un fantôme. Comment avez-vous choisi les acteurs, et comment avez-vous travaillé avec eux ? Certaines scènes ont-elles été improvisées ?
Les acteurs sont tous des camarades de mon cours de théâtre. Certains ont inspiré leur personnage, et d’autres ont été inventés durant l’écriture du scénario. Dans tous les cas, je me suis fiée au jugement de Maria Clotilde. Maria est mozambicaine, nous avons développé le scénario ensemble, et elle a aussi œuvré en tant que productrice et assistante réalisatrice pendant le tournage. Les acteurs et actrices ont activement contribué au processus créatif, ils m’ont suggéré des idées de scènes et ont même partagé avec moi des expériences personnelles. L’improvisation était aussi l’une des plus importantes formes de collaboration sur le plateau. Après avoir passé en revue différents dialogues possibles, nous décidions ensemble des scènes qui méritaient d’être filmées. Le personnage de la mariée, en particulier, est inspiré d’un texte de la poétesse Hirondina Joshua (également cité dans le film). D’une certaine façon, chaque personnage dictait le registre de langue qu’il convenait d’adopter pour chaque scène, et ma façon de travailler avec l’acteur ou l’actrice qui allait l’interpréter.

Des performances menées par des danseurs, notamment le défunt Domingos Bié, dans des immeubles abandonnés apparaissent à deux reprises dans le film, et viennent renforcer cette présence fantomatique. Qu’est-ce qui vous a mené à intégrer ces scènes-là et comment les avez-vous élaborées ?

Ces performances font partie intégrante de la structure du récit du film, et elles ont été conçues à la façon des films de Bollywood. En effet, elles viennent interrompre le fil narratif classique en introduisant un numéro musical qui dialogue avec l’histoire et prolonge les questions et les sentiments soulevés par celle-ci.
Les premières ruines sont des bâtiments représentatifs de la période coloniale ; y filmer ces performances était pour moi une forme d’intervention dans ces espaces. Les autres bâtisses, où nous avons filmé la performance de Maria Clotilde, servaient de prison durant la période la plus violente du régime colonial. À travers ces bâtiments délabrés, ce qui nous intéressait avant tout, c’était le contraste social qui existe entre la pauvreté actuelle et ces lieux autrefois symboles de la richesse des hommes blancs qui ont pillé la région. Cette opposition a été mise à profit par Bié pour créer la danse que l’on voit à l’écran. Ce sont autant de questions qu’il abordait régulièrement dans son travail de danseur et de metteur en scène. Le texte lu durant cette scène a été ajouté par la suite pour continuer de creuser ces mêmes questions. Il s’agit d’un extrait du livre Ualalapi, de l’auteur Ungulani Ba Ka Kossa, dans lequel le personnage de Ngugunhana, le dernier empereur de Gaza, est arrêté par les Portugais ; avant de partir en exil, devant la forteresse de Maputo, il prononce un discours prémonitoire sur les maux qu’entraînera cette domination.

Une émission de radio, Maputo Nakuzandza, vient ponctuer le film et nourrir le portrait de la ville, en particulier les messages laissés par les auditeurs. Pourquoi ce choix de narration ? Et que signifie Nakuzandza ?
« Nakuzandra » signifie « Je t’aime ». Ce titre est le point de départ de la structure narrative du film, mais c’est aussi un clin d’œil à d’autres « films de villes », qui dressent le portrait de cités à travers différentes histoires et dans différents lieux emblématiques. L’idée de la radio est née d’une discussion avec le professeur António Cabrita, qui a suggéré que cet élément pourrait venir s’infiltrer dans certaines scènes. J’ai trouvé l’idée très bonne parce qu’à Maputo, la radio faisait partie de ma vie quotidienne, en particulier dans les « chapas » (les transports en commun) que j’utilisais pour me rendre à l’université ou au centre-ville. Nous avons évoqué différentes possibilités, puis nous avons fini par en faire un élément sonore qui surgit dans certains lieux, tantôt sur un mode diégétique, tantôt de façon plus mystérieuse. J’ai aussi choisi la radio car elle permet de raconter une histoire de l’intérieur, la radio est un élément qui fait partie du paysage, de la vie quotidienne, de la culture locale.

Vous mentionnez plusieurs auteurs mozambicains aujourd’hui décédés, dont les visages ornent le mur de la littérature dans le quartier de Mafalala, mais aussi une poétesse contemporaine, Hirondina Joshua, dont un poème est lu à la radio. Quelle importance ces auteurs ont-ils pour vous ? Ont-ils eu une influence particulière sur l’élaboration du film ?

La poésie a joué un rôle crucial dans l’élaboration du film, non seulement à travers les références directes à ces poètes et ces poèmes, mais plus généralement dans notre processus créatif. Les soirées poésie constituent l’un des événements culturels les plus importants à Maputo. J’y ai souvent assisté, et parfois même participé, et c’est lors d’une de ces soirées que j’ai entendu pour la première fois un poème de José Craveirinha. J’ai tout de suite ressenti la puissance et l’importance de ce poème à travers l’interprétation du jeune homme qui l’a récité et la réaction du public présent.
Le professeur Cabrita m’a fait découvrir l’œuvre de Hirondina Joshua, une poétesse que j’admire beaucoup. J’ai lu ses poèmes, notamment « O corredor » (qui signifie à la fois « le coureur » et « le couloir » en portugais), qui a beaucoup nourri le film. Elle a même fini par participer à l’écriture du scénario. Qui plus est, pendant la phase d’écriture, Maria Clotilde et moi avons pris part à un atelier cinéma et poésie, animé par le réalisateur allemand David Gross, à l’occasion duquel nous avons réalisé des courts-métrages inspirés de poèmes. Ce processus a été fondamental pour notre inspiration et notre motivation à développer ce qui allait devenir ce film. C’est aussi à ce moment-là que David nous a rejoints comme directeur de la photographie sur le projet.

Ces poèmes vous permettent d’aborder l’histoire (post)coloniale du Mozambique, qui est aussi évoquée à travers la composition de vos plans. Vous soulignez les différents types d’architecture de la ville et vous mettez en scène la rencontre de vos personnages avec certains bâtiments emblématiques. Pouvez-vous nous parler de cet aspect ?
À partir du moment où nous avons choisi de filmer la ville de Maputo et d’en faire le personnage principal du film, il était pour nous impensable de ne pas évoquer son histoire postcoloniale. C’est une réalité perceptible indirectement aux quatre coins de la ville, à travers les bâtiments, les statues, les noms de rues… Nous avons aussi découvert comment la ville a été construite, la division entre ce qui était autrefois la ville des blancs et celle des autochtones – une fracture encore visible aujourd’hui dans la division entre les rues en terre battue et les rues pavées – ; mais aussi la façon dont la population a plus tard repris possession de la ville, après la guerre d’indépendance. Par exemple, la statue que l’on voit dans le film est celle d’Eduardo Mondlane, l’un des principaux leaders de la lutte pour l’indépendance et l’un des fondateurs du Front de Libération du Mozambique (FRELIMO) ; elle est située sur l’avenue principale de la capitale, qui porte aussi son nom.
J’ai approfondi ces questions durant la phase du montage, lorsque j’ai réalisé à quel point le lien entre le film et ces références littéraires était pertinent, puisque je revenais sans cesse vers des auteurs qui portent un regard critique sur le régime colonial et, plus tard, sur le gouvernement socialiste et ses propres problèmes. Évoquer ces auteurs est pour moi une façon de reconnaître que je ne sais pas tout, mais que j’écoute.

Vous faites une brève apparition au milieu du film, dans la scène où un couple se dispute. Pourquoi ?
Quand nous avons conçu cette scène, j’ai évoqué la possibilité que la maîtresse soit étrangère et Maria Clotilde a suggéré que j’interprète moi-même le rôle. Maria et David, le directeur de la photographie, font eux aussi une brève apparition. J’ai pensé qu’il serait intéressant de jouer dans le film par rapport à la position que cela me donnerait vis-à-vis des acteurs, des autres participants et, plus tard, des spectateurs. Ma participation est une forme de conciliation face aux questions éthiques soulevées par le film. Suis-je en droit, en tant qu’étrangère, de représenter la ville de Maputo et ses habitants ? Puis-je mettre en scène des histoires et des personnages fictifs dans un film qui s’apparente à un documentaire, tout en filmant la « vraie » population autour de nous ? Même si j’ai d’autres films de ce genre comme références, être une étrangère me place dans une position délicate et, d’une certaine façon, apparaître à l’écran me remet sur un pied d’égalité.

Propos recueillis par Louise Martin Papasian

  • Compétition Premier Film

Fiche technique

Brésil, Mozambique / 2022 / Couleur / 60’

Version originale : portugais
Sous-titres : anglais
Scénario : Ariadine Zampaulo, Maria Clotilde Guirrugo
Image : David Gross
Montage : Bruno Teodoro, Ariadine Zampaulo
Son : Isadora Torres
Avec : Sabina Tembe, Fernando Macamo, Luis Napaho, Silvana Pombal, Eunice Mandlate, Malua Saveca, Paulo Zacarias, Salvado Mabjaia, Domingos Bié, Maria Clotilde Guirrugo

Production : Ariadine Zampaulo, Maria Clotilde Guirrugo (Mariclô Produções), Bruna Epiphanio (Olhar Através)
Distribution : Ariadine Zampaulo, Bruna Epiphanio (Olhar Através).

ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE