Votre film met en rapport des images du building Canebière à Marseille, et un entretien de James Baldwin pour Radio France. Comment est né ce projet ? D’où vient l’idée de mettre en rapport ces deux éléments ?
Le film est né d’une expérience d’écoute il y a plusieurs années d’un entretien donné par James Baldwin au micro de Radio France. J’ai été profondément marquée par la puissance de sa voix, grave, profonde, un peu rauque. Elle vient de la gorge et elle y reste un peu. Les mots semblent directement issus des cordes vocales. Baldwin s’exprime en français. Son accent américain érode les dentales, malaxe les consonnes, la langue française est prise dans une sorte de roulis transatlantique, elle s’en trouve pour ainsi dire dépaysée.
Vers la fin de l’entretien, Baldwin pointe la façon dont la France refuse l’identité française aux Algériens immigrés, il dit : Vous avez créé, exactement comme nous en Amérique, un problème énorme. Baldwin allonge le O de « énorme » qui en devient plus grave que le reste de la phrase, et tombe au fond de sa gorge, et c’est comme si soudain on était aspiré dans l’obscurité, à l’entrée de l’oesophage de Baldwin, là où il faudrait mettre nos doigts pour « enfin vomir nos histoires » comme il le dit. Et dans cette chute, on butte contre les parois d’un puits qui sont aussi celles du larynx de Baldwin en dessinant à répétition, la boucle du boomerang colonial. C’est très puissant car c’est l’accent étranger qui me fait entendre dans ma langue, élargie, le vertige du problème identitaire créé.
L’an dernier, je me suis retrouvée en résidence à Marseille avec le collectif Suspended Spaces dans le Building Canebière de Fernand Pouillon. La forme en double hémicycle du Building Canebière m’a fait penser au boomerang et par là rappelé le « O » de Baldwin.
La date de construction du bâtiment à la veille de la guerre d’Algérie, ainsi que le lien essentiel de l’architecture de Pouillon avec le territoire algérien, (sous le régime colonial, il construit trois importantes cités de logements populaires à Alger, puis après l’indépendance, est invité par le gouvernement algérien à réaliser de nouveaux logements. Il s’y exile dans les années 1960, exfiltré par le FLN d’une prison parisienne où l’ont mené des déboires financiers) m’ont amenée à regarder, m’ont donné envie de réfléchir à la possibilité de rapprocher les deux éléments et de penser, par le film, un étagement de trois temporalités : 1952 (construction du Building Canebière et début de la guerre d’Algérie), 1975 (entretien de James Baldwin et restriction des politiques migratoires françaises) et 2024. La tension de ces différents points, me semblait pouvoir être convoquée, travaillée par le mouvement induit par les deux hémicycles du building Canebière. Comme si cette forme dessinait une pensée du devenir. Aujourd’hui le building réunit encore des personnes issues de nationalités diverses, les langues parlées dans le bâtiment sont nombreuses. Néanmoins on sent une certaine pression exercée par la gentrification du centre de Marseille. Plus largement, partout et toujours, vivre ensemble exige un travail complexe et engagé.
Vous filmez le building sans montrer aucune présence humaine. D’où est venu ce choix ? Si aucun humain n’est visible, ils sont par contre audibles. Comment avez-vous travaillé la bande-son ?
Je désirais me saisir de la forme architecturale du boomerang pour élaborer une écriture filmique susceptible d’explorer ce que le motif contient en puissance, historiquement et politiquement. M’en tenir au bâtiment me permettait d’aborder la présence humaine dans une alternative à l’enregistrement strictement documentaire, une forme de décollement générateur de complexité. Le film m’est très vite apparu comme devant être sonore, traversé par lui, d’une dimension quasi fictionnelle. Le son (conçu avec la brillante Kinda Hassan) prend en charge le récit, il aborde les présences humaines comme des mouvements, des énergies, et non des identités visuellement séparées, il permet de les penser comme rencontres, résonances, dynamiques, articulant sans cesse le singulier et le collectif, un plan extrêmement sensuel à une abstraction politique. Parfois il déclenche carrément des images autres, comme celle issues par la superposition des pas, qui sont à la fois ceux qui résonnent au cœur de l’immeuble et ceux de l’exil, des déplacements migratoires forcés, plus ou moins récents ; les temporalités se pluralisent, se stratifiant. La fiction ouvre l’espace qui est sous nos yeux.
Cela culmine avec le son plus fantastique qui intervient sur les images tournées à l’intérieur du bâtiment, élaboré à partir du « O » de l’entretien de Baldwin, qui font basculer le film dans la gorge de l’écrivain et annonce la seconde partie du film, entièrement noire, dans laquelle résonnent les langues et présences étrangères, et d’où émerge la voix de James Baldwin.
Propos recueillis par Nathan Letoré