bluish est votre deuxième collaboration, après BEATRIX, qui avait fait sa première au FID en 2021. Cette fois, vos deux personnages principales sont deux jeunes adultes, Errol et Sasha. Comment est né ce projet ?
Nous avons travaillé à partir de moments du quotidien, de choses que nous avions vécues ou observées autour de nous, et auxquelles nous voulions donner une place dans un film, pour y saisir des éléments d’atmosphère auxquels nous étions sensibles. On sortait de plusieurs confinements liés à la pandémie. La vie sociale se recomposait tant bien que mal, sur des modes nouveaux qui nous semblaient parfois étranges, voire déroutants, mais parfois aussi excitants. Nos deux personnages, que le film suit à travers des fragments de leurs vies quotidiennes, sont là pour incarner cette ambiguïté ou cette insécurité.
C’est à partir de là que nous avons commencé à écrire le scénario, avec l’aide de Lara Bellon, notre conseillère artistique, et d’Antonia de la Luz Kašik, notre cheffe-opératrice, qui sont également des amies intimes. Même si pour la première fois nous avions une production (Panama Film), nous restons une petite équipe, principalement constituée d’amies.
Nous suivons donc les deux personnages dans leur vie de tous les jours… L’atmosphère est très calme, voire maussade. Pourquoi ce choix ?
Nous voulions que le film se passe en hiver, parce que c’est une saison qui s’accorde bien à l’atmosphère que nous cherchions à saisir. Le climat influence aussi bien nos manières d’arpenter l’espace public, que notre rapport à notre corps, ou nos interactions, et ce sont des choses qui nous intéressaient. Nous avons beaucoup échangé autour des difficultés de la vie quotidienne, de la sensation de lourdeur ou d’immobilisme qui nous traverse parfois, mais aussi de ces instants de répit où au contraire, d’autres mondes, d’autres possibles apparaissent. Voir une performance, écouter une chanson, se découvrir une connexion avec quelqu’un, c’est parfois très important.
L’un des grands sujets du film semble être le corps, la relation au corps, à la place qu’il occupe ou au désir qu’il contient… Êtes-vous d’accord ? Souvent, ce désir s’exprime de façon très discrète, mais insistante, et – paradoxalement – comme une réalité flottante. Pourquoi cette ambivalence ?
Nos personnages recherchent le contact afin de ressentir quelque chose, mais sans bien comprendre la nature de ce qu’elles cherchent. Nous nous sommes interrogées sur ce désir de sentir son propre corps à travers des choses extérieures – des objets, des surfaces, des liquides, ou encore d’autres corps qui touchent ou se mélangent avec le nôtre. La fluidité, en tant que circulation d’une forme à l’autre, est une métaphore qui s’applique très bien à bluish.
L’univers électronique ou virtuel est très présent dans le film, que ce soit via Google Street View, les images 3D, ou encore la longue scène hypnotique du programme de relaxation… Comment expliquez-vous une telle présence ?
Nous tournons en 16 mm, mais nous ne voulions pas que le film ait l’air intemporel, d’où l’importance de l’inscrire dans l’ici et maintenant. Nous avons décidé d’inclure les écrans et les technologies actuelles, plutôt que de chercher à les éviter, afin de préserver un aspect contemporain au récit. Par ailleurs, plusieurs niveaux d’expérience se superposent dans le film : il y a les situations du quotidien, mais aussi les « autres » mondes qui s’entremêlent à la réalité, comme des histoires à l’intérieur des histoires. La collaboration avec des artistes et des collectifs nous a permis d’élargir notre perspective en libérant des espaces et du temps pour leurs contributions. Nous voulions aussi jouer avec la place du spectateur : le public s’attend à assister à une projection, et se retrouve à assister à une performance, à un jeu, ou à participer à une séance de méditation.
Vous portez beaucoup d’attention au cadre, et d’autre part, vous construisez une temporalité elliptique. Comment a émergé cette approche formelle ?
Nous essayons de construire des scènes à partir d’une seule image, ou d’un minimum d’images. Une partie seulement de ce qui arrive est capté par le cadre : on ne peut jamais tout voir. C’est important pour nous de rappeler que le cinéma est toujours une mise en scène de fragments. Nous préférons jouer avec cette idée plutôt que de prétendre témoigner d’une « réalité » entièrement contenue dans le cadre. Nous voulons donner de la place à ce qui n’est pas vu, pas entendu, pas dit. C’est dans cet espace que les spectateurs peuvent venir loger leur expérience propre, leurs sentiments, leurs réflexions.
Comment s’est passé le travail avec les comédiennes ? Quel a été leur rôle dans la construction des personnages ? Du récit ?
Nous travaillons essentiellement avec des artistes performeur.euse.s et des comédien.ne.s non professionnel.le.s, d’où l’importance de créer un environnement sûr et un cadre de travail dans lequel chacun.e peut participer à l’élaboration des scènes. Nous essayons de tenir compte du vécu des personnes avec lesquelles nous travaillons, afin d’adapter et de développer les personnages avec elles, pour qu’elles se les approprient et se sentent capables d’improviser, à des moments bien déterminés. Dans le cas de Leonie Bramberger, beaucoup du personnage s’est constitué au moment du casting. Nous avons énormément discuté avec elle du rôle et de l’atmosphère que nous voulions créer. Au tournage, nous sommes complètement investies dans l’instant présent et dans les détails de la scène à faire. Quant à Natasha Gonchavora, nous l’avons rencontrée au FID en 2021, lors de la première de BEATRIX. Pendant que nous écrivions le scénario, nous l’avons recroisée au FICUNAM, à Mexico, et nous nous sommes dit que nous serions heureuses de travailler avec elle. Donc nous avons écrit un personnage pour elle. Revenir ensemble au FID a donc beaucoup de sens pour nous.
Propos recueillis par Nicolas Feodoroff