Vous écrivez, performez, sculptez, filmez. Dans votre nouvel opus, vous convoquez les moyens du cinéma, et tournez à Buenos Aires. L’origine du projet ? Pourquoi ce quartier précisément ?
La rue à Buenos Aires et spécifiquement dans le micro centro m’a toujours semblé une fête sémantique : les panneaux de « compro oro » (j’achète de l’or), la rue Libertad où se trouvent tous les monts de piété, les réminiscences de la conquête d’Amérique, tout le quartier qui grouille dans tous les sens à essayer de vendre de l’or et de l’argent et des dollars, le rapport à l’échange (dollars – pesos) qui est permanent et qui se développe dans la rue qui est à la fois une source inépuisable d’idées et de discours, où tout le monde qui participe, parle est contaminé avec le bruit des bus, des motos qui passent, cela m’a toujours fait sentir que je participais à un ballet collectif où tout le monde avait un rôle qui mutait en permanence.
J’ai voulu transcrire l’essence de ce ballet et le fait que les gens parlent beaucoup dans la rue, dehors et dedans, et que chaque discussion un peu hors contexte m’a toujours semblée un événement psychiatrique étrange, comme si dans notre quotidien d’êtres qui travaillent dans la ville s’installait une forme de surréalisme pragmatique. Ce quartier m’intéresse aussi pour toutes ses réminiscences post coloniales qui sont inscrites dans le langage de tous les jours : la quête de l’or, le rapport néocolonial et essentiel au dollar, l’événement de survie. Et j’ai voulu transcrire aussi évidemment le rapport à la crise économique et politique qui traverse le pays avec les derniers événements.
En quelques plans séquences soigneusement élaborés, on suit une quarantaine de personnages, dans un chassé-croisé de discussions à bâtons rompus, résonnant avec la ville. Comment s’est élaboré le texte ? Le choix du parcours et des lieux ?
Le texte a été élaboré au long de dix ans ! Pendant dix ans j’ai eu envie de faire ce projet avec les T-shirts et les dialogues. En fait ça a été très simple, mais il fallait le construire au fur et à mesure qu’on vit dans une ville. Le quartier est aussi mon quartier donc je traînais beaucoup dans la rue et dans les bars et bus, à entendre ce qui disent les gens, et ensuite j’ai parcouru les archives de la prison de femmes (entre 1904 et 1970) à Buenos Aires, une prison tenue par des religieuses françaises et là-bas j’ai vu qu’il y avait beaucoup de femmes qui étaient enfermées pour des problèmes « psychologiques », mais qui en fait étaient des questions de moeurs et du comportement du corps et de la sexualité dans le contexte public. J’ai aussi compilé plein d’histoires que m’a racontées un psychiatre guarani de Misiones, ville du littoral argentin : le Dr. Sebastian Baez. Et ensuite j’ai inventé des choses inspirées par les ressources de la ville même. Le résultat est un film écrit sur trois piliers : les problèmes économiques, les problèmes psychiatriques et une méthode contraceptive de libération. Le choix du parcours est un choix sémantique en relation aux noms des rues, de Libertad nous passons à Corrientes, à Florida où s’opère le change de dollars en pesos, et de là à la City, où le film finit, dans la banque coopérative du Parti Communiste. J’ai voulu retranscrire dans le parcours une histoire économique et émotionnelle de la ville.
Ils et elles arborent des T-shirts aux inscriptions soigneusement choisies. Comment s’est élaboré le « casting » ? La distribution de la parole ?
Le casting s’est élaboré à trois niveaux : on a fait un appel à candidature ouvert à tous et toutes, ensuite j’ai recruté parmi mes tantes et ensuite parmi mes ami.es et leurs enfants. Au moment du casting, tout le monde est venu en même temps et on a tourné pendant qu’on essayait des répliques car le scénario était déjà bien avancé. Ensuite j’ai séparé en « acteurices avec texte » et sans texte. Ça a été une distribution intuitive, selon la manière dont iels s’emparaient de la parole au moment du casting. Pour les T-shirts, ça a été un peu pareil, la succession des T-shirts était écrite sur le scénario et je les ai distribués au même moment que j’ai distribué les rôles. Comme j’ai écrit les T-shirts, je savais plus ou moins comment les intégrer dans la trame symbolique.
Les flux de voix et les discours se mêlent, se télescopent dans un maelstrom vertigineux. Mais en supplément, la ville et ses sons est très présente. Selon quelle nécessité ?
On a augmenté les sons de la ville avec la musique et vice versa, les choses se sont mélangées exprès, et j’ai toujours senti que le son de ce quartier précisément se décuplait comme une parole multiple qui n’était pas toujours humaine mais qui avait beaucoup de choses à dire. Je voulais retranscrire cette ambiance très immersive avec les sons, les musiques, les voitures, les voix hors champ et dans le champ, comme si la caméra était une mouche, ou un pigeon qui vole bas. Les acteurices ont toustes travaillé avec des micros HF et jouaient devant la caméra et en dehors de la caméra, on a tout intégré comme dans une chorégraphie instantanée.
Argent, désir, psychologie, ésotérisme, crise économique et crise du capitalisme, contraception… Dans votre lecture singulière que radicale de notre modernité, sa richesse et sa profusion, nous sommes sollicités en permanence, appelés au faire aussi notre propre montage.
Nous sommes toustes dans une sorte d’algorithme fait maison qui est constitué par notre propre importance au sein de notre propre expérience. Dans le narcissisme néoliberal où l’on vit, on est sollicité en permanence dans une sorte d’auto validation publique parsemée d’ésotérisme. Dans notre circulation et nos déplacements dans la vie et surtout au sein de la crise économique qui rend les choses totalement imprévisibles, il y a l’intuition d’agir comme dans un tarot personnalisé : tout signe fait signe, même les signaux publicitaires, tout est un signe de quelque chose d’autre, la vie entière est une métaphore qui nous expliquerait la « vraie » réalité, dans l’impossibilité de croire au milieu, au système, à la démocratie. Dans notre tête on fait notre propre montage pour essayer de donner un sens individuel à la psychose collective. Ce que l’on comprend, c’est que le réel a mille couches, dont on fait le montage en permanence. Une sorte de montage anticipé lit ce qu’on ne pourra pas lire, les T-shirts qui restent en dehors du domaine de la compréhension, les discours détachés qui n’expliquent rien. Parfois il faut accepter qu’il y ait d’autres manières de comprendre les choses du langage qui sont plutôt d’ordre somatique.
Le titre ?
Le titre est ambivalent en espagnol, il porte deux sens : d’un côté ça veut dire un cercle qui est parti en roulant, et d’un autre un cercle qui s’est tourné sur lui-même dans le sens ou en espagnol « Roder » veut dire aussi « tourner » comme on peut tourner un film, ou une histoire. L’idée vient du fait que l’écriture est en fait structurellement circulaire mais hors de contrôle, comme si elle devait se renfermer sur elle-même comme n’importe quel cycle mais à la fin il y aurait eu une de-regulation, quelque chose qui aurait éloigné le cercle de son chemin auto-trace.
Propos recueillis par Nicolas Feodoroff
Écouter l’entretien Cinémoi avec la réalisatrice, enregistré par Radio Grenouille