• Compétition Flash

LIFE STORY

Jessica Dunn Rovinelli

14+ : RECOMMANDÉ AUX PERSONNES DE PLUS DE 14 ANS

On se souvient d’Empathy (FID 2016) et de So Pretty (FID 2019) où Jessica Dunn Rovinelli s’attachait dans un art du portrait ample, juste, délicat, à dépeindre des vies autres à rebours des clichés. Avec Life Story elle dessine un portait non de mais avec la philosophe McKenzie Wark, autrice notamment du Hacker Manifesto. Ce film, où se joignent intimité cinématographique, humaine et politique, se déploie en une forme aussi courte que dense pour louer toute la splendeur d’un corps trans montré en majesté. Les moyens sont aussi simples que singuliers. Alors que l’on écoute McKenzie lire un texte écrit pour l’occasion, en forme d’adresse, faisant part de ses réflexions sur sa vie, les luttes politiques menées, leurs enjeux théoriques, Jessica la filme dans l’intime de son espace domestique, attentive à ce corps d’où porte cette parole, assumé comme une œuvre de vie à part entière. Tout est offert de sa nudité dans ce qu’il y a de plus privé, donc de plus politique : un corps qui est sien et que l’on a façonné, une surface et une histoire, le fruit de ce que l’on reçoit comme de sa propre volonté. L’enjeu est d’offrir un exercice du regard : décadrages, points de vue déplacés, centralité interrogée. Manière de remettre en mouvement ce qui ferait le cœur de l’image dans son principe même. La rencontre, qui est aussi méditation politique, est scandée par des surgissements imprévisibles de couleurs (le film, après Marriage Story, s’inscrit désormais dans une suite colorée). Les pures qualités chromatiques, qui s’offrent comme plaisir visuel, parasitent et magnifient, transcendent le film. Life story, singulier et généreux, suggère ainsi la possibilité d’un regard comme remis à neuf, écho possible de la transition qui y est figurée. Mais peut-être, avant tout, la possibilité d’un film comme geste d’amour.

Nicolas Feodoroff

Life Story est le deuxième film d’une série que vous avez appelée « films en couleur », entamée en 2020 avec votre précédent opus, Marriage Story, qui était axé sur la couleur rouge et sur votre vie personnelle. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce projet de série ?

Marriage Story a d’abord été conçu comme un film autonome, mais j’ai trouvé tellement rafraîchissant de travailler rapidement et avec peu de moyens, tout en essayant de décrocher des financements pour des projets plus conséquents, que j’ai décidé d’en faire une série. Cela m’a donné une sorte de cadre intellectuel et formel simple, dans lequel j’ai pu insérer toute une série d’idées sur lesquelles je travaillais. Donc d’une certaine façon, la série m’a permis d’être un peu plus « égoïste » : de faire des films sur les gens que j’aime, de laisser mon obsession pour la couleur, héritée de mon travail de coloriste de cinéma, passer au premier plan, et de laisser mes petites obsessions esthétiques personnelles éclater au grand jour. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle j’ai décidé que ces films ne seraient pas disponibles en ligne : j’aime l’idée que l’on vienne vers eux et que l’on rencontre les personnages face à face, pour ainsi dire. Il s’agit d’un dialogue amoureux entre moi et les sujets, et entre l’écran et le spectateur.

Life Story a pour figure centrale la philosophe McKenzie Wark. Comment est née votre complicité et comment avez-vous collaboré pour faire ce film ?

McKenzie et moi sommes devenues amies en 2019, et depuis nous n’avons cessé de nous rapprocher. Un jour, elle m’a dit que « [son] corps était au faîte de sa beauté », puisqu’elle avait entrepris sa transition à un âge déjà mûr. J’ai trouvé ce sentiment tellement beau que nous avons décidé d’en faire la base de ce projet : tout simplement montrer la beauté de son corps. Le reste a en quelque sorte découlé de ce choix, alors que je réfléchissais à la manière de situer ce corps dans le temps et l’espace, dans l’œuvre de McKenzie, et dans le monde qui l’a vu naître et auquel elle réagit.

Le film dévoile le corps de McKenzie Wark, mis à nu devant la caméra, montrant les signes de sa transition. Comment avez-vous atteint ce degré d’intimité et gagné sa confiance ?

Comme je le disais, McKenzie et moi sommes amies depuis des années. Elle m’a vue au plus mal, et je l’ai aidée à traverser des moments difficiles. Et puis nous avons beaucoup dansé ensemble. Nous avions déjà un rapport intellectuel, et j’avais déjà pris des photos d’elle à plusieurs reprises, le film était donc le prolongement assez naturel d’une relation préexistante.

Pouvez-vous nous en dire plus sur le texte écrit et lu par McKenzie Wark ? A-t-il été rédigé spécialement pour le film ?

Il s’agit d’un texte original que Wark a écrit pour le film, après que je lui ai proposé quelques lignes directrices. Elle l’a depuis étoffé pour en faire un petit livre qui sortira en même temps que le film, paru chez Hanuman Editions et lui aussi intitulé Life Story. Le livre contient une courte postface écrite par mes soins et un petit flip book d’un plan du film. Mais oui, le concept a toujours été d’avoir un texte qui fasse partie du film et qui dialogue avec lui. Elle l’a ensuite développé pour en faire son œuvre propre.

Dans ce film, nous retrouvons l’espace domestique comme décor. Pourquoi ce choix récurrent ?

À ce stade, c’en est presque risible. Je suis obsédée par l’espace personnel et domestique, par la façon dont il reflète et délimite nos vies. C’est un espace confiné, mais en même temps c’est le seul endroit où il nous est permis d’étirer un peu nos corps. Tous mes films commencent ainsi : ils ont le corps comme épicentre, puis le foyer, et de là ils tentent de s’aventurer au-dehors à tâtons.

Le film entier est ponctué de scintillements de couleur orange. Quelle est la raison de ce choix formel, et pourquoi avoir choisi cette couleur en particulier ?

C’est Wark qui a choisi la couleur orange. Je lui ai dit qu’elle pouvait choisir n’importe quelle teinte hormis le rouge, car je l’avais déjà utilisé dans Marriage Story. Ce film et Life Story transposent tous deux l’esthétique des raves dans un contexte matériel et formel radicalement différent. Je dirais que Marriage Story est « la rave la plus lente du monde », avec son rouge qui s’estompe peu à peu. Life Story a un style plus intrusif, la couleur orange est distillée de façon rapide, quasi stroboscopique, suffisamment pour secouer un peu le spectateur, sans pour autant le désorienter complétement. Il s’agit pour moi de voir comment la lumière peut redéfinir un espace et son contexte, et quelles nouvelles perspectives s’ouvrent lorsqu’on importe ce genre de séquences lumineuses répétitives. J’aime la façon qu’a, pour moi, cette lumière colorée de créer un espace à la cohérence réconfortante, mais aussi agréablement étranger à la vie quotidienne. Et il est intéressant et excitant de le faire sur un décor banal, sur un corps magnifique, accompagné de mots ouverts sur le monde, et de voir ce qui se passe.

Tout comme Marriage Story, ce film a été tourné en numérique puis transposé sur une pellicule 35mm. Pourquoi ce choix ?

J’aime le côté précieux et la matérialité du 35mm, et il est incroyable de constater à quel point même des images tournées en numérique basse résolution, grâce à la texture du 35mm, peuvent devenir belles à pleurer. Je pense souvent au fait que la pellicule 35mm est le résultat d’un siècle d’efforts de milliers de personnes pour créer des couleurs que nous trouvons belles, et je pense qu’il est important de continuer d’expérimenter avec ce format, pour voir quelles nouvelles utilisations nous pouvons lui trouver. Et oui, j’aime qu’une projection en 35mm soit une expérience qui ne peut se vivre qu’avec d’autres personnes, dans un endroit précis et à un moment précis. J’aime le caractère inéluctable de ce lien qu’elle impose. Et puis c’est tellement beau.

Le texte dans le film parle également de la mort des idoles et des futurs non advenus, mais il n’incite pas au désespoir. Pensez-vous que de nouveaux futurs soient possibles ?

Je dirais que de nouveaux futurs existent à chaque instant. Un nouveau futur existe au moment où le film existe. La question est de savoir combien de temps ces futurs peuvent exister ou être autorisés à exister, et notre travail, politiquement, consiste à prolonger les meilleurs futurs aussi longtemps que possible. Il s’agit de trouver ce qu’il y a de bon et comment le développer. Je pense beaucoup à un terme que Wark utilise fréquemment : la pérennité. Elle se demande comment rendre possible une vie où les choses qui valent la peine d’être vécues peuvent durer.

Savez-vous déjà quel sera le prochain film de la série ?

Oui. Si tout va bien, il s’agira de la suite de mon premier long métrage, Empathy. Le film devrait s’appeler Empathy 2: Love Story. Et sa couleur sera le blanc.

Propos recueillis par Marco Cipollini

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Fiche technique

États-Unis / 2024 / Couleur / 10'

Version originale : anglais
Sous-titres : français
Scénario : McKenzie Wark, Jessica Dunn Rovinelli
Image : Silas Perry, Jessica Dunn Rovinelli
Montage : Jessica Dunn Rovinelli
Musique : Kenny Kusiak, Ne/Re/A
Son : Kenny Kusiak
Avec : McKenzie Wark, Julie Wernersbach

Production : Jessica Dunn Rovinelli (100 Year Films)
Contact : Jessica Dunn Rovinelli (100 Year Films)

Filmographie :
MARRIAGE STORY (2020) 9 min
SO PRETTY (2019) 83 min
EMPATHY (2016) 83 min
FUCK WORK (2015) 13 min
WE’VE LOVED YOU SO MUCH (2010) 10 min