• Compétition Flash

SOF MA’ARAV

END OF THE WEST

Yotam Ben-David

Yotam Ben-David est né et a grandi en Israël. Il a quitté son pays natal et vit désormais à Paris, en exil. Il se met en scène, figure masculine solitaire dans son appartement, fenêtres ouvertes sur la ville et sa rumeur. Le soir tombe. Des voix commencent à venir d’un ailleurs qui n’est pas le dehors. L’imprimante, qui s’agitait toute seule sur un tabouret, s’éteint soudain. Une panne d’électricité redouble l’obscurité du soir. La nuit qui s’ouvre alors n’est pas seulement le contraire du jour, mais le site et la matière d’une expérience intérieure, d’un voyage métaphysique qui mène l’habitant solitaire aux confins de lui-même. Il bavarde sur Skype avec son grand-père, mais lorsque l’ordinateur s’éteint à son tour il n’y a plus que le reflet de son visage sur l’écran noir, entre deux bougies. Rêve éveillé ? Car son grand-père est mort. Parler avec le mort, c’est faire revenir des souvenirs d’enfance au pays, mais aussi déplorer ce que les gouvernants ont fait du pays natal. End : l’extrémité et la fin. L’extrême ouest, c’est Israël, terre d’abord rêvée, puis projetée par l’Occident au-delà de lui-même. Le grand-père est l’incarnation de ce vieux rêve devenu monde perdu, sa mort marque la fin d’une histoire commencée sur les toits de Babylone. Mais la fin de l’extrême Ouest est aussi, nécessairement, celle de l’Occident lui-même : d’une histoire de technique et de conquêtes, coloniale ou spatiale. La méditation en chambre du cinéaste est de cette ampleur : métaphysique, historique, géopolitique. Aucune leçon d’histoire pourtant : plutôt un douloureux et incertain travail de deuil. Au petit matin, les oiseaux chantent, mais des points de lumière tracent une ligne verticale dans le ciel parisien, comme des tirs de roquettes venus de l’autre bout de l’ouest. L’aube est trompeuse : c’est un crépuscule.

Cyril Neyrat

End Of The West aborde le sentiment de l’exil d’une manière élaborée et suggestive, en commençant par le titre. Comment l’avez-vous choisi ?

Le titre du film est issu d’un poème du poète et philosophe juif andalou Yehuda Halevi. Dans ce poème, il exprime l’antique désir juif à l’égard de la terre promise et de Jérusalem, un désir qui s’exprime depuis la distance et l’exil. Dans mon film, j’ai voulu revisiter cette inclinaison juive ancestrale à travers la perspective nouvelle d’une personne née sur cette terre sacrée et qui aurait décidé de la quitter. Dans le poème s’exprime une nostalgie idolâtre à l’endroit d’un lieu encore inconnu de soi, l’objet d’une convoitise religieuse qui doit satisfaire un désir millénaire. Dans mon film, j’ai voulu donner à voir des sentiments conflictuels et nuancés non seulement à l’égard de l’endroit quitté, mais aussi à l’égard de l’expérience même de l’exil. L’ayant sorti de son contexte d’énonciation original, j’ai également voulu ajouter un deuxième sens au mot « end » (« fin ») : s’il ne sert, dans le poème, qu’à qualifier l’extrémité d’une géographie, dans mon film il renvoie également à la finitude de la culture occidentale ainsi qu’au déclin des sociétés et des empires. Le sentiment d’être au plus loin de tout ce qu’on pourrait qualifier de chez soi, à l’extrémité du monde, mais également l’idée d’être témoin d’une extinction. Le film se situe dans un mouvement rejoignant des traditions héréditaires et une incertitude vis-à-vis de l’avenir, dans un balancier entre le passé et le futur. C’est un film de science-fiction autour du voyage dans le temps, qui prend pour véhicule du voyage temporal des écritures anciennes, des rituels, et une technologie futuriste.

End Of The West se déroule à la tombée de la nuit, lors d’une coupure d’électricité, reprenant ainsi les thèmes de la lumière et de l’obscurité qui dominent certains de vos autres films (tels que Have You Seen That Man? FID 2021 et Tonnerre sur Mer FID 2018). Pouvez-vous nous en dire plus sur l’importance de ces éléments dans vos films et dans celui-ci en particulier ?

Je considère sa capacité à décrire l’ambiguïté comme l’une des grandes beautés du cinéma. J’ai souvent l’impression que le langage cinématique est ce lieu, extérieur au langage verbal et à l’analyse politique, au sein duquel je peux explorer des nuances, des illusions, une liminalité. Je suppose que mon intérêt pour la lumière vient du même lieu, puisque la lumière a tout à la fois une qualité physique et métaphysique, c’est une particule et une onde, à la fois réaliste et mystique. Dans mes films, je m’intéresse souvent aux expériences sensorielles qui surviennent dans le quotidien, et à leurs manières de se changer en autre chose qui transcende tout à fait l’ordinaire. Je tente de marcher sur une crête, entre mysticisme et réalisme, sans imposer d’idée fixe ou de sens exclusif et arrêté. Dans ce film, la lumière peut être le porte-flambeau des traditions, ou une présence spirituelle, ou encore à l’inverse la force froide et rationnelle des technologies futures.

Une relation très articulée est établie entre l’intérieur de l’appartement et le monde extérieur. Comment cela a-t-il pris corps ?

L’une de mes toutes premières idées pour ce film a été de tenter d’esquisser le portrait d’une personne au travers de ses environs immédiats. Je voulais comprendre jusqu’où je pouvais le définir en ne le voyant quasiment pas, par une sorte d’accumulation de points de vue. Dans tous mes films, quand bien même tel protagoniste naviguerait telle trajectoire, mon intérêt central tient à la résonance qui s’établit entre les personnages et leurs environnements. Je m’intéresse au caractère simultané des événements et aux formes de vie parallèles qui existent côte à côte, à leurs différences et à ce qu’elles ont en commun, à ce que des expériences partagées ou similaires peuvent susciter en termes d’empathie et de rencontres mais aussi à la manière dont on peut en fin de compte se retrouver très isolé dans sa propre expérience privée.
Dans ce film-ci, je souhaitais parler d’immigration et d’exil, et présenter des variations différentes de ces phénomènes ainsi que les lieux dans lesquelles surviennent les parallèles et les similarités. La vie, telle qu’elle transparaît dans le film au travers des ouvertures dans l’appartement, est Babylone incarnée : un foisonnement de langues et d’expériences, un immeuble qui s’élève vers les cieux et provoque la colère divine. En réalisant ce film je m’interrogeais sur la dualité de Babylone, qui d’une part sert de mise en garde contre la vanité des êtres humains qui voudraient devenir des dieux par leur maîtrise technologique, mais qui d’autre est le lieu antique de la sagesse humaine, d’un savoir partagé qui nous lie et nous fait tenir ensemble, et que l’on porte avec nous d’une génération à l’autre.

L’un des thèmes centraux du film est celui de la transition et du déclin, non seulement des cultures et des traditions qui disparaissent, mais aussi de la technologie qui devrait, à certains égards, incarner la modernité.

Le film examine cette notion de modernité et ses implications. Le progrès technologique a ouvert plusieurs scénarios pour l’humanité, et en parallèle d’améliorations remarquables de notre qualité de vie et de notre compréhension du monde que nous peuplons, il nous a également apporté les plus grandes catastrophes auxquelles nous soyons actuellement confrontés. Dans mes films, je me retrouve souvent à créer des écosystèmes composés de personnes, d’animaux et de machines, et à explorer les différentes manières dont tous ces éléments interagissent et existent les uns avec les autres. Je suis fasciné par le fait que les machines que nous avons inventées vivent avec nous comme autant de monstres de Frankenstein, ouvrant de leur propre chef des yeux lumineux dans l’obscurité et évoluant à nos côtés en toute indépendance. Comment ces machines de notre création nous tiennent souvent mieux compagnie que d’autres êtres humains, et comment leur mort soudaine peut nous laisser face à notre solitude. Je pensais aux machines avec lesquelles nous vivons actuellement, aux machines avec lesquelles nous vivions et qui sont désormais des reliques d’inventions passées et désuètes, à une nouveauté faite archaïsme.
Le cinéma est par nature un médium très intéressant au moyen duquel explorer le temps. Je suis fasciné par sa capacité à capturer l’écoulement d’un moment en le rendant infini tout en créant simultanément une sorte de testament de ce qui a été et ne sera jamais plus. Ce film a été produit sur une longue période, au cours de laquelle j’ai perdu mon grand-père, dont j’étais très proche. Tout d’un coup, je me suis retrouvé avec un film à demi monté dans lequel sa voix me hantait comme depuis l’au-delà. Ça a évidemment transformé la visée du film, et m’a poussé à investir une nouvelle série de questionnements, à la fois sur la manière dont la technologie et l’art peuvent préserver et maintenir en vie des morceaux de nous après notre disparition, mais aussi sur la nature de ces morceaux que nous emportons avec nous dans le futur, en tant qu’individus, en tant que cultures ou civilisations, en tant qu’espèce humaine.

Entretien réalisé par Marco Cipollini

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Fiche technique

France / 2024 / Couleur / 16'

Version originale : arabe, français, hébreu
Sous-titres : anglais, français
Scénario : Yotam Ben-David
Image : Yotam Ben-David, Victor Zebo, Samer Selbak
Montage : Yotam Ben-David
Son : Jan Vysocky
Avec : Yotam Ben-David

Production : Yotam Ben-David (Mamzer Films)
Contact : Yotam Ben-David (Mamzer Films)

Filmographie :
Have you Seen that man? / 2020/ 15 min.
Thunder from the Sea / 2018/ 46 min.
Long Distance / 2015/ 15 min.
Remains/ 2013/ 30 min.