• Compétition Flash

CÍRCULOS CRESCENTES

Pedro Geraldo

Sur fond noir, une voix en allemand émerge du silence, elle récite le poème de Rainer Maria Rilke Je vis ma vie en cercles croissants. Les cheminées fument au-dessus des toits enneigés d’une petite ville du Nord de l’Allemagne. Des lumières allumées signalent la vie à l’intérieur des maisons. Une route les sépare d’une forêt d’arbres nus qui entourent un lac gelé. Là, une jeune personne attend. Elle porte une longue doudoune rouge jusqu’aux pieds, et un cache-oreille en poils blancs. Quelques plans détaillent le paysage, et la voilà débarrassée de ses vêtements, en train d’échanger un baiser avec un·e inconnu·e, à côté d’un tronc ployant au-dessus du lac. Pedro Geraldo, découvert.e via le magnifique Sofia foi (FID 2023), qui remontait l’errance pleine de mystère de Sofia avant sa disparition, dresse ici le portrait lacunaire d’un être déraciné, solitaire et isolé. En plans fixes, les grains duveteux de sa caméra DV cherchent autant à fixer des vues d’ensemble que l’expression de ce personnage mutique, dont le regard versatile trahit le désir de rencontre. Son silence tranche avec l’écho de la multitude, des conversations anonymes mêlées aux bruits du dehors. La mélancolie est déposée par touches, et le temps se dilate dans cette peinture dépouillée de tout élément dramatique, qui donne plus à sentir un état qu’elle ne livre une intrigue; une douce âpreté. Par un subtil jeu de faux raccords, Pedro Geraldo brouille la temporalité de son film, traduisant ainsi le sentiment de confusion propre à l’exil. Sentiment familier au poète dont iel s’inspire : « et je tourne depuis des siècles ; et ne le sais toujours pas : suis-je un faucon, une tempête, ou bien un immense chant. »

Louise Martin Papasian

Círculos Crescentes partage de nombreux éléments stylistiques et thématiques avec votre film précédent, Sofia Foi (présenté au FID 2023), pour lequel s’était élaboré un processus créatif impliquant directement la protagoniste Sofia Tomic. Milo Sardinha est l’interprète principal·e de votre nouveau film. Comment s’est mise en place votre collaboration et comment avez-vous construit son personnage ?

Bien que je sois né et que j’aie grandi dans la même région rurale de l’état de São Paulo que Milo, nous ne nous étions pas rencontré·es avant de partager un appartement à Lisbonne. Je pense qu’une connexion s’est rapidement installée entre nous puisque nous venions du même univers et que nous avions vécu des expériences semblables dans nos vies d’itinérance. Après quelques mois de vie commune, nous avions véritablement noué une relation, ce qui nous avait amené·es à nous installer ensemble par la suite à Lüneburg, une petite bourgade dans le nord de l’Allemagne. L’année dernière, j’ai eu l’opportunité de me rendre à Turin, en Italie, à l’occasion de la projection de mon premier long-métrage, Sofia Foi, dont la première avait eu lieu lors de l’édition 2023 du FID. J’ai profité de mon passage en Europe pour rendre visite à Milo, chez qui j’ai passé une semaine. Je souhaitais que nous passions du temps ensemble, mais j’avais également résolu d’en profiter pour tourner des images de Milo et de la ville.
Comme ç’avait été le cas pour mon film précédent, la réalisation de Círculos Crescentes a découlé d’un processus très intuitif. J’ai été inspiré par une photo que j’avais prise de Milo se tenant immobile dans la forêt, vêtu·e d’un manteau orange. Tout est parti de ce désir très simple de recréer cette image, en filmant quelqu’un qui se tiendrait debout de sorte à ce qu’on puisse voir l’intégralité de leur corps.
Sitôt qu’on voit l’intégralité d’un corps, on voit du même coup l’espace où se trouve ce corps. Dès lors l’espace avait également son importance. À partir de cette image fixe, je me suis mis à imaginer ce qui pourrait précéder ou suivre cette scène, pour cette personne dans l’attente d’une chose inconnue. Ce personnage anonyme se caractérise par une intention subtile de mouvement qui dénote ce besoin dévorant de connexion qui m’habitait également lorsque j’ai vécu à l’étranger.
Par ailleurs, Círculos Crescentes est un film construit à partir du souvenir que j’avais de Lüneburg et de conversations passées avec Milo, relatives notamment à son expérience de la vie en Allemagne et à son expérience au regard de son propre corps dans ce nouveau contexte. Au cours de l’une de ces conversations, Milo me rapportait qu’au plus froid de l’automne ou de l’hiver iel n’apercevait quasiment plus son propre corps à cause de toutes les couches de vêtements nécessaires à la conservation de la chaleur. Ainsi, en voyant son corps moins fréquemment, iel s’en préoccupait moins. Pour une personne non-binaire comme Milo, qui applique une remise en question constante à l’endroit de son corps, le fait de voir celui-ci moins souvent permettait d’ouvrir une brèche temporaire dans le trouble dysmorphique corporel.
C’est ainsi que s’est imposée l’idée d’insister sur chacune de ces couches de vêtements qui participaient au floutage de ce qu’elles recouvraient. Et en même temps, puisque nous réfléchissions à ces strates et à la non-binarité du genre, la présence du binder est devenue une composante matérielle du film. En tant que strate, sa présence ne dépend pas de conditions météorologiques mais bien d’un phénomène d’identification de genre pour la personne qui le porte.
En revanche, l’impression de déconnexion vis-à-vis de son propre corps s’est doublée chez Milo d’un sentiment d’isolation qui devenait anxiogène. Le manteau orange qui joue un rôle prépondérant dans le film souligne cette séparation entre le corps du personnage et le paysage avoisinant. Dans Sofia Foi, nous observions un personnage perdre les frontières et les limites de son être de manière chaotique, tandis qu’à l’inverse dans Círculos Crescentes le·a protagoniste manifeste une intention de connexion à son environnement extérieur, bien que celle-ci découle le plus souvent sur une expérience de frustration. La quête de ce personnage semble se déplier à l’infini, comme dans le poème Ich lebe mein Leben in wachsenden Ringen de Rainer Maria Rilke, qu’on retrouve en ouverture et en clôture du film et dans lequel on trouve ces mots « […] et je tourne depuis des siècles ».

Comment avez-vous découvert ce poème de Rainer Maria Rilke, qui donne également son titre au film ? Et quelle influence ce poème a-t-il exercé sur le film ?

J’ai découvert ce poème grâce à un livre où figuraient des traductions en portugais, par José Paulo Paes, d’une sélection de poèmes de Rilke. Si ce poème a retenu mon attention plus que tout autre, c’est grâce aux images qu’il évoquait : la tour, le faucon, la tempête, ainsi que la figure de ces cercles croissants. J’ai également été frappé par le caractère en quelque sorte indéterminé de l’être, par un état de flou existentiel et la confusion que suscite le rapport à soi.
J’avais le poème à l’esprit lors du tournage et du montage du film. Mais il n’est intervenu en tant que présence matérielle qu’après de nombreuses étapes de montage. J’ai trouvé très intéressant le travail consistant à comparer la version originale à sa traduction en portugais pour déceler les variations qui y figuraient entre les images évoquées, et notamment autour de cette image des cercles. En allemand, cette notion renvoie avant tout à l’idée d’un anneau. Dans la traduction anglaise de David Keplinger, l’image qui apparaît est celle de la spirale, qui évoque un mode d’existence épousant ce motif particulier.
Comme l’écrit Keplinger, « l’image des cercles dans le poème renvoie à la biographie personnelle de Rilke, dont la vie n’aura été ni une ligne droite ni un arc bien tracé ». On peut aussi trouver chez Rilke un sentiment de non-appartenance lié au fait qu’il a souvent déménagé d’un pays vers un autre.
Il nous a paru excitant de faire coïncider le caractère circulaire de la structure narrative du film avec la circularité du poème ainsi que ce caractère indéterminé de l’existence. Le film parle du processus consistant à habiter quelque part en cherchant à y trouver une forme d’appartenance, et de l’échec de ce processus. À mes yeux, l’image des cercles croissants et de la vie circulaire peut aussi être interprétée comme le mouvement même de la vie, qui nous voit avec l’âge chercher à trouver quelque signification à notre expérience vécue.
C’est ce qui explique que je trouve tellement significative la séquence présentant des enfants à l’arrêt de bus après la sortie des cours. Il y a une spontanéité dans l’action consistant à s’amuser dans la neige en attendant d’emprunter l’itinéraire qu’on emprunte chaque jour, de la maison à l’école, de l’école à la maison, ce même trajet circulaire. En bref, en ce qui concerne le poème et le film, tout s’est mis en place très naturellement : il m’a suffi de prêter attention au mouvement des choses.

Que pouvez-vous nous dire de l’importance du paysage dans le film ?

Dans une perspective absolument personnelle, issue d’un contexte d’isolation où les conversations, les rencontres et les échanges interpersonnels étaient rares, la connexion avec le paysage m’a apporté du réconfort et un sentiment d’appartenance. Toutes les entités qui composent la nature me sont apparues d’une matière matérielle profonde, à travers leur présence audible et visuelle, ce qui n’est pas une chose à laquelle la vie dans des métropoles densément peuplées m’avait habitué. Dans le cas du personnage principal de Círculos Crescentes et de sa relation à soi et à son environnement, il me semble que la présence du paysage dans le film est un échappatoire au sentiment de déconnexion vis-à-vis d’un lieu et en quelque sorte une réponse à cette aliénation spatiale. Après avoir passé une année en Allemagne, j’ai souhaité traduire mes expériences et mes ressentis au travers d’images en mouvement, de sons, de durées. Círculos Crescentes repose sur l’acte de regarder et écouter une personne, et un paysage, une approche qui est par ailleurs très présente dans l’œuvre d’autres réalisateurs et réalisatrices comme James Benning, C.W. Winter, Anders Erdström et Sharon Lockhart. Il m’est arrivé quelque chose de tout à fait spécial lors de la réalisation de ce film : j’ai découvert un arbre en particulier dont la présence m’était tellement agréable que j’ai fini par devoir l’inclure à deux reprises dans le montage final. Quand je parle de présence, je ne pense pas uniquement aux images, mais aussi au son. La construction de l’atmosphère du film, qui s’est opérée de manière très intuitive et sensorielle, n’a pas découlé d’un processus écrit.
Mon expérience sonore de la ville a été façonnée par des sons particuliers : la sirène de l’ambulance, les oiseaux, les conversations indéchiffrables, et ce son spécifique que produit la neige lorsqu’elle fond. J’ai investi ce dernier son en particulier parce qu’il renvoie de près à la conscience des strates qui apparaissent et disparaissent, à l’expérience durative de l’écoulement du temps, et parce qu’il s’est imposé dès lors qu’a été prise la décision très simple de maintenir le micro très proche du sol tout du long. Cette attention portée au paysage, aux sons spécifiques de la ville, découlait du besoin de chercher et de trouver une forme de connexion à l’espace.

Entretien réalisé par Marco Cipollini

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Fiche technique

Brésil / 2024 / Couleur / 25'

Version originale : allemand
Sous-titres : anglais, français
Scénario : Pedro Geraldo, Milo Sardinhha
Image : Pedro Geraldo
Montage : Pedro Geraldo, Roberta Pedrosa
Son : Milo Sardinha, Pedro Geraldo
Avec : Elena Stolberg, Milo Sardinha, Daniela Oliva

Production : Marina Kosa (TANTO Filmes), Pedro Geraldo (A Coleção Invisível), Roberta Pedrosa (A Coleção Invisível)
Contact : Pedro Geraldo

Filmographie :
Sofia Foi / 2023 / 67min