Votre film est basé sur l’histoire de deux femmes : votre mère et l’une de ses ami.es. Comment et pourquoi avez-vous décidé de raconter leurs histoires ?
Joy était la meilleure amie de ma mère. Elle a étudié le théâtre aux Philippines et travaillait comme chorégraphe avant de venir en Allemagne, ce qui la distingue énormément des autres amies philippines de ma mère, dont la plupart sont travailleuses domestiques. Depuis mon adolescence, le franc-parler de Joy et sa confiance en elle m’ont toujours beaucoup impressionnée. Sa fille Sarah, qui est également dans le film, est la première enfant biculturelle de notre communauté à avoir appris à parler sa langue maternelle. C’était source pour moi d’admiration et de jalousie, car mes parents avaient décidé de m’élever exclusivement en allemand.
Vous vous concentrez sur leurs paroles mais aussi sur votre manière de recueillir leurs histoires (deux filles qui posent leurs questions, le contact physique, la traduction…). Quelle importance revêtait pour vous le fait de montrer ce processus ?
Les deux femmes, ma mère et Joy, parlent allemand et anglais d’une manière que l’on dirait « approximative ». Tandis que leur Cebuano, lui, est parfait. Elles ont chacune élevé une fille qui a sa propre manière de parler. Comme nous associons souvent la compétence et le statut social d’une personne à la langue qu’elle parle et à la manière dont elle la parle, j’ai fait ce double portrait dans l’intention de changer la façon de voir la maîtrise de la langue et le transfert de sens qu’elle permet.
Je suis aussi chercheuse en art et mon projet de recherche actuel porte sur l’entretien documentaire en tant que lieu de rencontre. Il s’agit d’entrer en dialogue tant au sens littéral qu’au sens du dialogisme bakhtinien, en tant que méthode de réalisation documentaire, où le sens ne découle pas des mots en soi mais du dialogue et du contexte. En abordant la vie, et donc la réalisation de films, en tant qu’événement partagé à plusieurs voix, je fais des films par le biais d’un processus collectif qui reconnaît néanmoins la présence d’un.e auteur.ice.
On imagine que le titre est lié à cette importance du processus.
Le titre s’inspire du philosophe Emmanuel Levinas qui fait la distinction entre Saying (le Dire) et Said (le dit), en mettant l’accent sur une dimension dialogique de la parole (le Dire) opposée à un niveau sémantique de significations (le dit). Cette distinction souligne l’aspect relationnel présent dans chaque acte de parole.
Votre film est structuré en deux parties. La seconde révèle que l’interprète est votre mère et montre en images d’autres moments en dehors des deux conversations. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces images ? Pourquoi avoir choisi une telle structure ?
Dans le film, je crée un dialogue à plusieurs niveaux : entre la mère et la fille, entre les deux binômes, et entre les deux situations. Bien que certains aspects deviennent comparables, les placer côte à côte souligne également leur singularité.
Au lieu de travailler à partir d’un scénario, j’organise les situations qui peuvent engendrer des événements, comme je laisserais l’eau couler sur une colline. Cela implique une sélection soigneuse du lieu de tournage pour inciter à l’action, mais nous ne saurons ce qu’il se passe exactement qu’une fois les événements survenus. Le processus de réalisation consiste ensuite à répondre de manière créative aux rebondissements de l’action, ce qui influence aussi le déroulement des événements, créant ainsi un autre niveau de dialogue. Ce va-et-vient palpitant entre renoncement et récupération de l’autorité, pour mieux se laisser changer par l’autre et reconnaître l’impact que nous avons sur el.lui, est une esthétique du réel qui m’intéresse.
Alors que ma mère passe de la traduction de l’histoire de son amie à la sienne, le film quitte l’intérieur pour son jardin et la fixité de la caméra revient à un style visuel plus organique. Son histoire a son propre espace et son propre langage visuel, elle existe donc en juxtaposition plutôt qu’en fonction des parties précédentes du film. Je voulais aussi conclure le film sur une note d’ouverture et de possibilité, pour s’extraire du cadre rigide des entretiens. À la fin, la boucle du film est bouclée à travers la répétition des premiers mots de la conversation de Joy et Sarah. Cependant, le contexte est alors très différent, leurs mots empruntent donc de nouveaux canaux.
Propos recueillis par Nathan Letoré