• Compétition Flash

LEISURE, UTOPIC

Beatrice Gibson

Intérieur, pénombre : un jeune garçon est assis devant un bureau, sa mère à ses côtés ; il lit un texte imprimé sur une feuille posée devant lui. Extérieur, soleil : fin de repas dans le jardin, des mains débarrassent les assiettes, un autre enfant dissimule sa joie derrière un étrange masque de fourrure blanche, qui lui donne l’allure d’une créature d’un autre monde. Ce bref film est le premier d’une série d’adaptations par Beatrice Gibson d’Utopia, livre publié en 1984 par la poète newyorkaise Bernadette Mayer. Chapitre 4 : « L’arrangement : des maisons et des bâtiments, de la naissance, de la mort, de l’argent, des écoles, des dentistes, du contrôle des naissances, du travail, de l’air, des remèdes, etc. » De ce programme utopique en forme d’inventaire, le garçon lit le développement par Bernadette Mayer dans une version actualisée pour y inclure d’autres motifs d’arrangement : « Il n’y a pas Instagram, twitter c’est ce que font les oiseaux… ». Le garçon lit, parfois il bute sur les mots, sa mère l’aide, le guide. La désynchronisation du son et de l’image libère les voix et les visages, magnifie leur présence : écoute, attention, jeu, joie. La sensualité du 16mm agit comme une caresse lumineuse, un embrassement. Loisir, utopie : l’articulation des deux mots énonce un double credo. 1 : l’utopie, en tout cas telle que l’a pensée et écrite une femme poète non-binaire comme Bernadette Mayer, est affaire de quotidien, de forme de vie, ici et maintenant, une chose après l’autre. 2 : l’utopie est, ou devrait être, un jeu d’enfants. Rarement la révolte contre l’ordre du monde aura été exprimée avec un tel mélange de puissance et de simplicité. Ça dure deux minutes, ça paraît tout petit, home movie, mais c’est vaste, intense et beau comme le monde pourrait l’être.

Cyril Neyrat

Ce court-métrage fait partie d’un projet plus vaste du même titre (Leisure, Utopic), une « libre » adaptation d’Utopia, un livre publié en 1984 par la poétesse américaine Bernadette Mayer (1945-2022), membre éminente de la New York School. Pourriez-vous commencer par nous dire ce qui vous attirée dans ce livre et chez Bernadette Mayer ?

Le livre de Bernadette Mayer m’a été présenté par un ami, le conservateur Mason Leaver-Yap, en 2019. J’en suis immédiatement tombée amoureuse. C’est un mince volume rouge, auto-publié et auto-financé… une riposte féministe aux grands textes utopiques de la culture masculine. Les grandes idées y trouvent une forme différente, elles se réfèrent au quotidien, sont articulées à travers et par les amis, la famille, et la communauté élargie de Mayer. C’est le genre d’Utopie que je veux rêver. Un présent réalisable plutôt qu’un avenir lointain et immense. Le livre de Mayer ressemble à une position, ou plutôt une pratique, un manuel pour être et exister dans le présent.

D’un point de vue visuel, le film est en deux parties. Dans la première, nous voyons votre fils lire un texte tapé sur une page sous votre regard et direction. Pourquoi faire lire ce texte à un jeune garçon aujourd’hui ? Qu’est-ce qui vous a poussé à vous placer, vous et votre fils, au cœur de cette adaptation ?

Le matériel pour le film a été tourné par mon partenaire, dans le cadre d’un autre projet sur lequel nous travaillions ensemble, en 2020. C’était le début de la pandémie, un moment tout aussi tendu et intense et nous étions enfermés, le monde autour de nous s’effondrant. Le livre Utopie de Mayer me trottait dans la tête et j’ai pensé à cette scène. Très simplement, un petit enfant lisant sur un monde meilleur. La scène n’a jamais été intégrée dans le film, mais nous avons tourné et les images étaient magnifiques. Au début de cette année, je les ai ressorties. La diffusion en direct des femmes et des enfants mourant sur mon téléphone, l’anxiété d’un présent en train de s’effondrer avait atteint un nouveau sommet. Je me sentais désespérée et voulais contrebalancer cela d’une manière ou d’une autre. Le livre de Mayer est lui-même parsemé d’enfants imaginant un monde meilleur ; une élève de sixième écrit une lettre depuis le futur et les réflexions de sa propre fille apparaissent également : « Je vais préparer le dîner pour tous les gens du monde, le soleil viendra mais ne fera pas fondre la nourriture, les nuages s’assiéront tranquillement à la table sans pleuvoir, la lune viendra mais il ne fera pas trop sombre. » Faire le film était cathartique – je l’ai fait pour moi.

La deuxième partie montre la fin d’un repas dans un jardin, un enfant (votre fils encore ?) portant un spectaculaire masque de fourrure blanche qui cache son visage. Dans les deux parties, le principe du jeu, de la joie et du plaisir domine : leisure, utopic (loisir, utopie) ? Le loisir est-il la véritable condition de l’utopie, si on le considère, comme dans le livre de Bernadette Mayer, comme interne au langage ?

La deuxième partie du film est en réalité ma fille, s’amusant avec un masque que nous avons fabriqué. C’est joyeux et ludique. Elle est insouciante. L’expression « leisure, utopic » vient du livre de Mayer. L’idée de l’insouciance, des loisirs, d’un lieu où le travail n’est pas au centre de la culture, mais où les sentiments le sont, est un thème récurrent du livre. Cela m’intéresse d’un point de vue politique. Je m’intéresse à l’idée d’une politique du plaisir telle que définie et développée par des féministes noires comme Audre Lorde et Adrienne Maree Brown. Il est compliqué (ou peut-être d’autant plus urgent) pour moi de parler de la politique du plaisir car je suis une femme blanche privilégiée avec beaucoup plus d’accès à celui-ci que la plupart des gens. Liée à cela, la justice économique a été une préoccupation particulière pour moi ces derniers temps. À quoi pourrait ressembler un monde économiquement juste, un monde où le revenu de base universel est un droit humain, où les économies non extractives et la redistribution équitable des richesses sont des principes clés ? Comment ces idées peuvent-elles s’appliquer à mes propres ressources ? Comment pouvons-nous rêver un monde où le plaisir est accessible, au-delà des divisions de classe, de race et de genre ? Le livre de Mayer imagine précisément cela, faisant appel aux enfants, aux amants, aux étrangers, aux amis, aux vivants et aux morts pour l’aider à articuler des modèles alternatifs. Le livre Utopie est incroyable, précisément parce qu’il offre une boîte à outils pour naviguer dans les métaphysiques de la vie sous le capital colonial, plaçant l’intimité, la tendresse et la communauté au cœur de celle-ci.

L’adaptation libre concerne ici le chapitre 4 d’Utopia : « The Arrangement: of Houses & Buildings, Birth, Death, Money, Schools, Dentists, Birth Control, Work, Air, Remedies, and So on » (« L’organisation : des maisons et des bâtiments, de la naissance, de la mort, de l’argent, des écoles, des dentistes, du contrôle des naissances, du travail, de l’air, des remèdes, etc. »). Elle est évidemment libre, puisque nous entendons parler de Twitter et d’Instagram dans un texte publié en 1984. Comment avez-vous établi le texte que nous entendons ?

Le texte a été retravaillé par mon fils et moi alors que nous le lisions en 2020. Il est librement édité en ce sens, et la scène a une dimension pédagogique. Nous avons discuté du monde qu’il proposait en le lisant. Je détestais ma relation aux réseaux sociaux en 2018 et je lutte encore plus avec cela en 2024. Je peux concéder qu’ils ont une dimension mobilisatrice, mais ce n’est pas un lieu pour un véritable discours. Pour moi, c’est un mirage, tout est aplati et la relation est holographique. À l’époque, mon fils le détestait aussi – cela sortait sa mère de la pièce. Lui et moi avons décidé que nous serions mieux sans cela.

Plusieurs de vos films sont dédiés à des poétesses américaines (I Hope I’m Loud When I’m Dead, Deux Soeurs qui ne sont pas soeurs, ainsi que For CA, For Eileen). Qu’est-ce qui vous attire, en tant que réalisatrice, vers ces femmes ? Quel est le besoin de faire intervenir le cinéma dans leur œuvre ?

Je suis tombée dans cette communauté de poètes (femmes et personnes non-binaires) en les lisant fébrilement pendant une période de troubles politiques et sociaux aigus : 2018, version 1.0 de ce que nous vivons maintenant. Leur écriture était quelque chose à quoi s’accrocher. Un flux d’actualités alternatif basé sur les sentiments, pas les faits. Une criticité émotionnelle à portée de main. Les poètes sont des experts en sentiment et en sens, ils offrent une vision différente des choses et une autre manière de les dire. Je m’intéresse à un cinéma qui peut faire de même.

Entretien mené par Cyril Neyrat

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Fiche technique

Italie, Royaume-Uni / 2024 / Noir & blanc / 2'

Version originale : anglais
Sous-titres : français
Scénario : Bernadette Mayer
Image : Nick Gordon
Montage : Beatrice Gibson
Son : Philippe Ciompi

Production : Beatrice Gibson (N/A)
Contact : Beatrice Gibson

Filmographie :
Les films de Gibson sont connus pour leur caractère expérimental et émotionnel. Résolument féministes dans leur forme et leur contenu, ils explorent le personnel et le politique et s’inspirent de figures cultes de la littérature et de la poésie expérimentales, de Kathy Acker à Gertrude Stein. En fusionnant la fiction et le documentaire, et en liquéfiant les deux, elles vont de l’autobiographie expérimentale au thriller nocturne et font de leurs amis et de leurs influences leurs personnages et leurs co-créateurs. La collaboration et le crédit sont au cœur de ces œuvres.
Gibson a remporté deux fois le Tiger Award du meilleur court métrage au Festival international du film de Rotterdam, en 2009 et 2013 respectivement. En 2013, elle a été présélectionnée pour le Max Mara Art Prize for Women et en 2015, elle a remporté le 17e Baloise Art Prize, Art Basel. Elle a été deux fois présélectionnée pour le Jarman Award for Artist’s filmin en 2013 et 2019 respectivement.
Gibson a récemment exposé en solo à Ordet, Milan (2023) Camden Arts Centre, Londres, Bergen Kunsthall, Bergen Mercer Union, Toronto (2019) et KW Institute for Contemporary Art, Berlin, (2018). Ses films ont été présentés dans des festivals du monde entier, notamment au New York Film Festival, au Toronto International Film Festival, au London Film Festival, au Oberhausen Film Festival, au Courtisane Film Festival, au Punto De Vista International Documentary Film Festival et bien d’autres encore.
Son dernier film a été présenté en avant-première à la Quinzaine (Quinzaine des réalisateurs) du Festival de Cannes en 2019. Elle développe actuellement son premier long métrage avec BBC films, une histoire d’amour qui se déroule au cours d’une nuit, inspirée par Don Quichotte de Kathy Acker et The Descent of Alette d’Alice Notley. Une rétrospective complète des films de Gibson a été projetée à la Fondazione Prada en décembre 2023.
Gibson est membre fondateur du ciné-club mensuel The Machine that Kills Bad People à l’Institute of Contemporary Art de Londres, aux côtés de Ben Rivers, Maria Palacios Cruz et Erika Balsom. En 2021, elle a fondé Nuova Orfeo, une initiative itinérante, gérée collectivement, pour le cinéma et la musique expérimentaux à Palerme, en Sicile
Les films de Gibson sont distribués par LUX, Londres.