Dans votre nouveau film, la technologie et ses instruments (on se souvient du démantèle-ment intégral d’un ordinateur dans Dear Steve, FID 2010) sont interrogés en tant qu’outils idéologiques multiformes. Dans une logique auto-réflexive, c’est ici l’outil primordial du ciné-ma, la caméra, que vous choisissez de questionner. Comment vous est venu ce projet ?
Depuis le tout premier moment, une question a joué un rôle clé: comment produire des images d’attention qui engendre en retour l’attention des spectateurs ? Depuis que ce projet a vu le jour, au sein de l’école d’art où j’enseigne depuis vingt-cinq ans, j’ai produit des portraits muets de vingt étu-diants et étudiantes en cinéma. Ces films sont des gros plans sur des jeunes gens attentifs à la présence de la caméra. Dans sa version intégrale, la collection dure 68 minutes et encourage le public à perdre la notion du temps, comme les personnes à l’écran. En parallèle, j’ai conçu le projet de réaliser un film à propos de la caméra que nous avions utilisé pour filmer les portraits : la Blackmagic Design Pocket Cinema Camera 4K. Les étudiants et étudiantes en cinéma l’appellent « la Black Magic » ou « la 4K ». Quand j’ai informé les élèves de mon projet, plusieurs l’ont qualifié de « making-of ». Ce que j’avais en tête tenait plutôt de l’« unmaking-of » : un film qui appréhendait la caméra en tant qu’outil, en tant que produit, en tant qu’objet et en tant que nœud.
Ce sont les élèves qui tiennent lieu de protagonistes, dont la principale joue aussi le rôle de narratrice. Comment s’est imposé ce choix ?
Pour Leçon d’objet, j’ai utilisé certains des portraits issus de la série en appliquant systématiquement la même règle : tous les enregistrements devaient se dérouler sur le campus. La personne derrière la caméra, celles qui se chargeaient du montage et de la conception sonore sont trois élèves fraîchement diplômé⸱es. Il en va de même pour Victoire, l’étudiante-protagoniste qui assemble et manie la caméra. Elle tient effectivement lieu de narratrice. Dans cette construction fictionnelle, elle est la créatrice des portraits de ses camarades de classe et la réalisatrice du film qui se dévoile selon le rythme qu’elle dicte. Si l’on déplace notre regard, cependant, elle est l’actrice qui prête sa voix à mon film et qui prend place devant la caméra.
Vous reliez l’outil technologique à l’architecture elle-même, notamment à travers l’examen spécifique d’une école. Vous introduisez par ailleurs dans le montage des extraits d’images de vidéosurveillance. Sont-ce là les faces multiples d’une seule et même machine de contrôle ?
Je n’avais jamais recouru aux plans en caméra subjective auparavant. Pour Leçon d’objet, j’ai utilisé très brièvement un angle qui se rapproche du plan par-dessus l’épaule. Mais une fois de plus, je reste majoritairement fidèle à des points de vue objectifs et observationnels. On pourrait considérer la camé-ra de vidéosurveillance comme le nec plus ultra du cinéma d’observation, qui montre les choses non pas « comme elles sont » mais comme elles se déroulent devant l’œil spectateur. C’est dans ce dérou-lement qu’émerge à coup sur l’aspect de contrôle. Et si cet aspect de contrôle vient immanquablement à l’avant-plan, cela nous rappelle du même coup que les caméras sont partout, et que « la Black Magic » participe d’un réseau familier dans lequel s’insère tout aussi bien le téléphone portable. De la même manière que « la 4K » n’est, de par sa conception même, qu’un simple nœud dans la chaîne logicielle de la post-production.
On remarque également un travail très discret, mais très significatif, autour de l’usage du son. Comment cela s’est-il matérialisé ?
Je vois le cinéma comme une boîte noire dont les jointures et les blocs de construction demeurent ap-parents. Leçon d’objet se donne à voir comme un objet construit et se rapporte très explicitement à sa propre fabrication et au regard du spectateur. Le montage est le moyen exquis permettant de visibiliser et de rendre tangibles les coutures d’un film. La logique qui préside au montage des images dans ce film est une logique d’interruption. La concentration tranquille et persistante qui transpire dans les portraits se prête parfaitement à des changements de scènes brusques par des coupes franches. Nous permettons au public guidé par la voix calme de la narratrice Victoire de demeurer paisiblement dans la sphère d’attention des sujets des portraits, pour mieux les faire atterrir abruptement dans un autre por-trait, dans un couloir d’école, dans un plan de vidéosurveillance, dans une image capturée par un télé-phone portable, dans un plan de couleur ou dans une image noire.
J’entretiens la même logique « d’artificialité » dans mon rapport au son : une confrontation entre le flux et l’interruption, une asynchronie, doublées d’une touche numérique. À l’exception de la scène du tramway, tous les enregistrements sonores ont été réalisés à l’extérieur du tournage. En l’absence de sons directs accrochés à l’image, nous étions libres de construire la bande-son à partir de zéro. Nous avons choisi différentes gradations de bruit. Les tapis sonores cotonneux, sans structure apparente ni intervalles identifiables, apportent aux plans fixes une certaine amplitude spatiale et se prêtent particu-lièrement bien à l’exercice de l’interruption. La disparition abrupte du son devient l’équivalent auditif des coupes franches dans le montage des images. Nous avons relié cela concrètement au campus en utilisant parcimonieusement des enregistrements d’avions en survol et de trafic automobile qui sont des éléments caractéristiques de ce lieu tellement bruxellois. Et nous avons opté pour un moment mu-sical d’un sentimentalisme éhonté. Cette séquence chantée est comme le contrepoint onirique des coupes franches et des pièges sonores soudains qui parsèment le film. Le bruit devient un glitch, la musique plonge dans le silence, l’intérieur devient l’extérieur, le son diffusé à haut volume baisse, ou vice versa.
Ce film est-il une ode à l’intériorité ?
Être dans l’attention signifie être dans la présence, mais aussi dans la réception : au-delà de notre propre perspective éprouvée, au-delà de nous-même. Être dans l’attention, c’est être là où l’« hors de ce monde » rejoint le « de ce monde », là où le « distinct du monde » rejoint l’« appartenant au monde ». Les portraits filmés des élèves donnent à voir comment l’attention se produit dans cette brèche entre soi-même et le monde, dans un espace compris entre l’intérieur et l’extérieur de soi. Les élèves sont simultanément là et pas là. Pour moi, la place du public de cinéma est similaire. Machine à rêve, instrument d’hypnose, échappatoire, moyen d’éducation ou d’émancipation, fenêtre sur le monde, outil d’attention, objet de distraction, mécanisme disciplinaire, oppressif ou même indoctrinateur : l’histoire de la réflexion sur l’objet cinéma témoigne d’approches diverses quand au dispositif film selon que le public s’y voit assigné un rôle passif ou actif, selon la prédominance accordée soit aux corps, soit aux esprits qui le composent. Pour le meilleur ou pour le pire, le cinéma force la réceptivité et l’attention de qui en fait usage. L’expérience du cinéma est une expérience de liberté contenue. Comme la salle de classe, le cinéma fonctionne de manière optimale lorsque la porte est fermée. L’enseignement, l’apprentissage, le visionnage de films reposent tous sur le même arrangement rusé, sur un artifice paradoxal : nous maintenons le monde à l’extérieur afin de lui permettre d’entrer. Avec la porte fermée de la salle de cinéma : au beau milieu du monde pour un moment le monde nous devient invisible. De même avec la porte fermée de la salle de classe : au beau milieu de l’institution pour un moment l’institution nous devient invisible. Ainsi, je dirais que Leçon d’objet n’est pas une ode à l’intériorité, mais plutôt à ce va-et-vient entre intérieur et extérieur.
Entretien réalisé par Nicolas Feodoroff