Vous adaptez Le colloque des chiens de Miguel de Cervantes, une des Douze nouvelles exemplaires de Miguel de Cervantes écrite en 1613. Pourquoi ce texte en particulier ?
J’ai rencontré ce texte par les lectures que je mène depuis plusieurs années autour de la figure du chien. La nouvelle de Cervantes tient une place particulière dans ces lectures, avec sa narration simple, drôle et subversive. Deux chiens discutent de leur place dans le monde à travers des histoires personnelles, en miroir de l’espèce humaine. Tout au long du dialogue, ils pointent des mécaniques sociales et politiques, et la frontière devient ténue entre ce qui relève du chien ou de l’humain. J’étais curieux de voir comment cela pouvait s’incarner dans un film, car la nouvelle ne se compose que d’un dialogue, sans autre élément contextuel que le lieu de leur discussion. Il y avait cet enjeu de la parole attribuée aux chiens donc, amenant à cette frontière versatile, et d’autre part, des résonances que le dialogue pouvait encore trouver dans notre monde contemporain, malgré son ancienneté.
Vous optez pour la prosopopée, prenant au pied de la lettre le cadre d’énonciation de la nouvelle. Quelle fidélité, qualité réputée canine, au texte ? Quels ont été vos choix et découpages ?
La nouvelle est bien trop longue pour pouvoir être exhaustif dans son adaptation. J’ai d’abord gardé tout ce qui permettait de mettre en place la fiction-même dans la narration : le fait que les chiens se rendent compte qu’ils parlent, les considérations qu’ils émettent sur leur relation avec l’humain – tout ce jeu rhétorique pour que l’on puisse entrer clairement dans le dialogue, lui donner de l’épaisseur, en sortir aussi. Puis je me suis attaché à ce souvenir de berger, car c’est un monde que je côtoie, que j’ai également filmé, et parce qu’il véhiculait en lui-même précisément tout ce miroir tourné vers l’espèce humaine. Ensuite, cela a été assez organique. J’ai réagencé ces fragments de sorte à retrouver un fil de discussion clair. Nous l’avons retravaillé avec les interprètes des voix, Pascal Rénéric et Gabriel Dufay et dans un second temps au montage avec Laura Rius Aran.
En termes d’espace, j’étais à la recherche de ce qui pouvait faire passerelle entre l’époque de la nouvelle et la nôtre. Je pensais aussi ces deux chiens comme deux revenants de l’histoire de l’art perdus dans un monde postmoderne, et par leur présence absurde et leurs échanges, ce monde postmoderne devenait le vecteur de réflexions sur notre « humanité ». À l’image de l’hôpital dans lequel ils sont situés – fidèlement à la nouvelle -, son architecture et son ambiance font écho à la noirceur du texte, mais évoquent aussi des réminiscences de la crise sanitaire. C’est aussi comme ça qu’est venu le cimetière canin, le parc public… Tous ces espaces amènent une relecture contemporaine du dialogue, le mettent en tension autour de ce souvenir pastoral.
Comment avez-vous travaillé avec Ivar et Drogon, les deux chiens qui jouent Scipion et Berganza ? Quelles étaient les contraintes de tournage ?
Ivar et Drogon ne sont pas des chiens dressés, plutôt réservés. Il fallait donc trouver ensemble la méthode pour que notre collaboration fonctionne. Avant le tournage, nous avons effectué des tests dans des espaces extérieurs ouverts, avec l’intention de correspondre au cadre original de la nouvelle, mais cela s’est avéré infaisable. Ils se déplaçaient en permanence, aucun raccord ne fonctionnait pour les champ-contrechamps voulus. En les faisant monter dans le coffre de la voiture à la fin d’un énième test infructueux, Marie, la propriétaire des chiens, a fait remarquer qu’ils étaient bien plus calmes dans cet espace familier et empreint de leur odeur. C’est comme ça que l’idée de la voiture garée sur le parking de l’hôpital s’est imposée, inscrivant en même temps la scène dans quelque chose de plus contemporain et narratif. Du reste, nous avons tourné deux nuits sur le parking de l’hôpital. Ivar et Drogon ont joué le jeu sans que cela ne leur demande beaucoup d’efforts, ni ne les stresse. La voiture offrait des axes de caméra qui facilitaient les raccords, et nous avons beaucoup filmé pour capter le maximum d’expressions au bon vouloir des chiens, que l’on sollicitait parfois par des appels ou des petits sons pour les faire réagir.
Pouvez-vous nous parler de l’image ? La matière visuelle semble hétérogène, provenir de projets différents mais avoir trouvé son unité par le texte. En quoi Le colloque des chiens poursuit-il votre précédent film Syntonie d’une ruine ?
Oui, le film est constitué de plusieurs projets, notamment d’images restantes de mon ancien film Syntonie d’une ruine, tourné dans les environs d’une bergerie, mais aussi d’autres tournages plus anciens. Ces images ont par ailleurs toutes été fabriquées dans une volonté documentaire, tout comme Cervantes a dû, j’imagine, étudier, arpenter et collecter des histoires de chiens pour donner du réalisme au dialogue et construire les personnages. J’avais déjà moi aussi passé beaucoup de temps à en filmer, ce qui m’a permis d’alimenter le récit par ces images et vies de chien déjà collectées.
Dans Syntonie d’une ruine, humains comme non-humains participent à dessiner le portrait poétique d’une bastide en ruine, à percevoir une sensation de ce paysage, appuyé par un poème de Pessoa : Le gardeur de troupeau. La narration se construit par l’enchevêtrement de ces présences multiples dans le paysage avec le poème. C’est dans cette continuité que j’ai aussi pensé à adapter Le colloque des chiens, l’imaginant comme un essai littéraire et cinématographique. Que se passe-t-il quand les non-humains deviennent les personnages principaux et narrateurs d’un récit ?
Le colloque des chiens convoque un véritable bestiaire. Quelle place occupe l’animal dans votre pratique cinématographique. Et plus particulièrement le chien ?
Comme évoqué juste avant, ma pratique cinématographique est peuplée d’animaux, notamment d’animaux reliés au monde rural et agricole. J’ai grandi dans une ferme du centre de la France, il y a bien sûr une continuité entre cette origine paysanne et les sujets de mes films. J’ai vécu avec des chiens de ferme, de travail, de compagnie, et plus tard, j’ai commencé ma pratique en filmant des animaux sauvages et des promenades avec ma chienne, Adri. En cela, on peut dire qu’elle a été mon premier personnage et, par ce prisme, j’ai commencé à développer une recherche cinématographique pour explorer un rapport particulier avec les animaux.
Quand est arrivée la figure du loup en images de synthèse ? Que vous permettait la CGI ?
Elle est arrivée après le tournage, en début de montage, pour lier des séquences hétérogènes du film et amener un peu plus de tension dans la narration. La CGI permettait de faire apparaître la figure du loup entre une vision fabriquée et une présence flottante dans l’image, cela dans la continuité de sa place dans le récit.
Propos recueillis par Claire Lasolle