Votre film se présente comme un voyage dans différents types d’imaginaires contemporains. Comment est né ce projet ?
Téano Horn : Le projet est né de notre rencontre à la Haute école des Arts du Rhin à Strasbourg. Dès le début, il y avait une curiosité mutuelle. Léo se désignait comme auteur de « science-fiction du terroir ». Il s’intéressait au folklore occitan et faisait des dessins sur le logiciel Paint. Il avait une pratique artistique éclectique. De mon côté, je peignais des paysages en grand format : des constructions abandonnées noyées dans la végétation (des décors de cinéma, des ruines et des caravanes). Je réalisais aussi des vidéos avec des amis sur le cyclisme, la danse et les météorites… Avec Léo, on partageait l’idée que l’artificialisation des territoires engendre, conjointement au désastre biologique, un effondrement de nos imaginaires. L’été 2022, j’ai travaillé à Berlin comme assistant pour l’artiste Omer Fast, lors de la production et du tournage d’un long-métrage. J’y ai rencontré Victor Gütay, qui est devenu notre directeur de la photographie et coproducteur. Sur le tournage d’Omer, j’ai entrevu la possibilité de mettre en scène un long-métrage narratif, et j’ai réalisé que ce n’était pas une question d’argent. Je suis revenu à Strasbourg à l’automne avec une confiance suffisante pour proposer à Léo de tenter l’aventure. Il a été immédiatement partant. Izïa, qui avait déjà une pratique du costume et de la vidéo, a rejoint notre équipe et est devenue une part essentielle. Pour l’écriture, nous sommes partis sur une idée qu’elle avait eue lors d’un voyage en Flixbus : elle imaginait une fille se faire abandonner par le véhicule sur une aire d’autoroute et se perdre dans les zones de marge industrielles.
Les décors industriels du sud de la France y jouent un rôle fondamental. Comment les avez-vous trouvés ? Quel rôle ont-ils joué dans la conception du film ?
Léo Bayle : Le film est quasiment calqué sur les paysages que je voyais pendant mes trajets en Blablacar pour aller au lycée. Ils ont guidé notre écriture narrative, cela a été le point de départ et le fil conducteur de l’histoire. Nous voulions ouvrir une faille, amener le spectateur dans ces zones qu’on aperçoit au bord de l’autoroute mais où l’on ne s’arrête jamais. La forme de ces infrastructures est déterminée par leur usage, mais si on oublie leur fonction rationnelle, elles se transforment et deviennent de grandes créatures fascinantes par leur échelle et leur monstruosité. Il y a une certaine vérité dans ces zones : la désolation n’y est pas dissimulée. Le décor incarne le désenchantement. Nous voulions que le spectateur puisse voir les pylônes comme des totems.
L’importance du paysage a-t-elle déterminé le choix de l’écran large ?
Oui, l’écran large nous semblait le meilleur moyen de montrer ces paysages. Ce format a un aspect « grandiose » avec lequel nous voulions jouer. C’était un défi. Au tout début du travail, Victor a découpé un bout de papier, il a dessiné un long rectangle horizontal représentant le format et y a inscrit « ceci est le film ». Puis il a accroché le papier au mur. Malgré nos modestes moyens, nous voulions nous approprier l’aspect fastueux et haut de gamme des images de cinéma. Ce film a été pour nous une expérience entre le cinéma et la vidéo ; entre le professionnalisme et l’amateurisme ; entre l’organisation et l’improvisation.
Le film est aussi une galerie de personnages dont deux sont centraux. Comment avez-vous travaillé avec vos acteurs ? Quelle part ont-ils prise à l’élaboration des personnages ?
Le film a été réalisé très rapidement dans un état euphorique. Nous n’avons pas fait de casting, nous avons fait confiance à des amis et nous avons trouvé ensemble nos personnages. Nos personnages ont incarné nos acteur·rice·s plus que l’inverse. Nous avons tourné une première fois en février 2023 puis, après quelques mois de montage, nous avons organisé un second tournage en novembre 2023. Quand Camille est arrivée au deuxième tournage, elle était blonde, ce n’était pas raccord. En filmant sa transition capillaire, nous en avons fait un élément narratif au service du film. Ce qui a formé les personnages, ce sont aussi leurs costumes. La vie en société est un jeu d’apparences. Dans notre film, les costumes font les personnages. On convoque d’ailleurs des éléments du carnaval occitan. Le carnaval, c’est traditionnellement le moment où l’on s’amuse du caractère superficiel et arbitraire de l’ordre social et où l’on renverse cet ordre.
Propos recueillis par Nathan Letoré