Muriel Montini
Trop à droite, trop à gauche, dit l’homme à la caméra du premier plan. Héroïne, Muriel Montini l’est car c’est sur sa vie qu’elle se retourne, telle que ses films en ont imprimé les traces. Mais parce qu’elle s’est bien gardée d’en être le centre, ces traces autobiographiques peuvent aujourd’hui devenir autant de départs de fiction, d’autofabulation. Héroïne périphérique. Mais alors quoi au centre ? Le noir du temps qui passe, la nuit où l’on craint de bientôt entrer et qui engloutit les amis et les amants, toutes les histoires vécues. De la matière des rushes accumulés au fil des ans, Muriel Montini arrache des éclats de souvenirs pour dessiner, autour du centre obscur, la constellation du temps perdu et retrouvé. Visages en pleine lumière, gestes à contre-jour, rideaux comme des voiles funèbres sur les corps et les images, arrêts sur image qui fixent le grain de la pellicule en poussière d’oubli. Voyage d’hiver sur l’océan du souvenir. Le montage des affections cultive le secret : des histoires vécues ne demeure que l’intensité, la vivacité des élans. L’autoportrait se diffracte dans les conversations amoureuses, dans les silhouettes à demi-effacées des passants anonymes, dans les visages ou les démarches d’autres héroïnes de cinéma : Aurore Clément filmée par Akerman, Simone Simon en devenir-féline, Domiziana Giordano main tendue vers l’homme qui, à la fin de Nouvelle Vague, la sauve de la noyade. « Seul le cinéma autorise Orphée à se retourner sans faire mourir Eurydice ». Du théorème godardien, le film de Muriel Montini est la vive et mélancolique démonstration.
(Cyril Neyrat)
- Compétition Française
- 2021
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- 2021
JE SUIS UNE HÉROÏNE PÉRIPHÉRIQUEI’M A HEROINE OF THE PERIPHERAL
Muriel Montini
Entretien avec Muriel Montini
Quelle est l’idée de départ de ce nouveau projet, après L’Autre Maison (2019), Je suis une héroïne périphérique ?
L’idée de départ remonte à tellement loin (une dizaine d’années) que je ne m’en souviens pas vraiment. Était-ce le désir de faire un film avec ces rushes d’un film à peine commencé (les plans en Grèce en DV) ? De reprendre des rushes non utilisés de mes anciens films ? De raconter cette histoire d’amour (déjà présente dans trois de mes films — Provisoirement et pour la vie, 2000, Les Étrangères, 2003, et Les Travailleurs de la nuit, 2005) d’une autre manière ? Un peu tout ça, je suppose.
Le film évoque une histoire d’amour. Quelles étaient les pistes à l’écriture ?
Le fil rouge était cette histoire d’amour qui se tisse (en couture visible et invisible) dans le reste du récit (la vie quotidienne — amis, aventures, solitude / le cinéma — spectatrice, actrice, rêveuse). Même lorsque cette histoire semble absente, elle reste le point focal autour duquel tout se génère et s’organise.
Au fil du film, un personnage de fiction à multiple facettes se dessine. Comment l’avez-vous imaginé ?
Je ne sais pas si je l’ai imaginé, il est plutôt apparu au fil du montage car, en fait, nous avons tous de multiples facettes que nous assemblons mécaniquement au fond de nous et considérons comme un tout. Là, le moi se démultiplie devant nos yeux (du lapin blanc qui se fait tirer dessus à la cowgirl) dans un mouvement à la fois réaliste et mental.
Je suis une héroïne périphérique est constitué essentiellement d’images de vos films. Comment avez-vous choisi les différentes séquences qui le composent ?
Je me souvenais de ce plan de moi dans le brouillard, un plan inutilisable dans mon film Les Étrangères puisqu’il aurait cassé la fiction, mais qui était pour moi une évidence comme début de ce film-ci et qui, cette fois, devenait déclencheur de fiction. Ensuite, il y avait le passage sur le cargo où j’ai pris là aussi des plans que j’avais abandonnés au montage de Provisoirement et pour la vie (dans lequel je n’avais gardé que les plans sans vie). Le cœur du film restait les plans des Travailleurs de la nuit, dont le film a quasiment la même structure que Je suis une héroïne périphérique (amour qui ne s’efface pas / amis, Lou Castel et Philippe Loyrette / cinéma) mais que, dans ce film-ci, le temps a dilué et où il ne reste que des empreintes. J’ai essayé le plus possible de prendre des plans que je n’avais pas utilisés, mais sans m’interdire la réutilisation de certains plans. Il y a en fait la moitié du film qui est faite d’images de mes anciens films. Le reste est constitué de ces plans tournés en Grèce, de quelques plans tournés au hasard du temps et de plans tournés spécifiquement pour Je suis une héroïne périphérique.
Pourquoi utiliser souvent la voix off et quel statut a-t-elle ?
La voix off a un statut flottant, entre réminiscence et réinvention. C’est un hors-champ qui a eu lieu et qui pourrait encore avoir lieu à force de rêve, d’où la traversée du miroir où le visage de l’homme apparaîtra pour la première fois à ses côtés. À chaque fois, ils seront dans un décor en surimpression — à l’instar de la scène fondatrice avec Ivanhoé — jusqu’au dialogue final (où leurs corps auront rejoint leurs voix) en surimpression sur Nouvelle Vague. Comme une dernière tentative et où le lyrisme de Godard n’arrivera pas à déteindre sur le couple. Ils resteront mutiques devant un écran noir. Et les phrases finales ne seront même pas en voix off, mais simplement écrites…
Je suis une héroïne périphérique cite des titres de films, des extraits, montre Lou Castel dans un débat. Quelle importance souhaitiez-vous accorder au cinéma lui-même ?
J’ai assidûment fréquenté le Jeu de Paume et Beaubourg « période Hibon-Païni », c’était une façon de leur rendre hommage. Cinéma comme spectatrice donc, mais aussi cinéma comme terrain de jeu où rebondissent nos gestes quotidiens et notre mémoire, palais des glaces où se reflètent nos désirs et nos vies périphériques.
Je suis une héroïne périphérique. Comment interpréter ce titre ?
Le titre vient d’un vers de Sylvia Plath qui me trotte dans la tête depuis très longtemps, à la fois par sa beauté et par son caractère irréconciliable — être ce qu’on veut être (une héroïne) et être ce qu’on refuse d’être (périphérique). Cet oxymore, étau entre lequel le personnage féminin vit et qui, plus elle prend conscience de la perte de cet amour, l’enserre dans la solitude, pourrait aussi rappeler Le Réel et son double de Clément Rosset par l’incapacité de cette femme à admettre la réalité. Même si le film est profondément noir, j’ai plus vu ce titre comme un tremplin joyeux qui permet toutes les libertés, toutes les sorties de route. Avec un titre comme cela, tout est possible, on peut descendre les marches d’un amphithéâtre et déclamer un poème d’Emily Dickinson sans aucun problème… Peut-être, d’ailleurs, était-ce le titre le point de départ du film ?
Propos recueillis par Olivier Pierre
- Compétition Française
Fiche technique
France / 2021 / 84’
Version originale : anglais, français.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Muriel Montini.
Image : Muriel Montini.
Montage : Muriel Montini.
Son : Muriel Montini, Benjamin Laurent (mixage).
Avec : Muriel Montini, Etienne Zucker, Lou Castel, Philippe Loyrette.
Production : Muriel Montini.
Filmographie : Haïkus d’automne, 2021. Chiara et Lucas vont au bois, 2021. L’autre maison, 2019. Haïkus d’hiver, 2019. Haïkus d’été, 2019. Mycènes, 2016. Voran in der Nacht, 2015. Cordelia (my Cordelia), 2012. Moi, j’aime la comédie américaine, 2012. Un jour ou l’autre nous partons tous en voyage en Italie, 2010. Un jour ou l’autre nous partons tous en voyage en Italie (II), 2010. Alice, 2009. Adieu mon Général, 2009. Solus ad Solam, 2009. Chambres (ou Chagrin), 2007. Les travailleurs de la nuit, 2005.
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