• Compétition Flash

FLAMENCO

Jean-Claude Rousseau

Rien de plus contraire, semble-t-il, à la lenteur contemplative du cinéma de Jean-Claude Rousseau que le rythme endiablé du flamenco. Un séjour à Cadix a pourtant inspiré à l’auteur de Welcome (FID 2022) une forme capable non seulement d’accueillir les trépidations de la danse andalouse, mais aussi d’y répondre par sa propre chorégraphie enflammée. On est, comme dans maints films de Rousseau, dans une chambre d’hôtel. On ne la quitte pas, ni le cadre unique qui découpe l’espace en trois bandes verticales. A gauche, l’entrée de la chambre par où son occupant entre et sort, l’air hésitant, troublé. A droite, une paroi de verre dépoli derrière laquelle un corps nu se contorsionne en gémissant – plaisir, souffrance ? Au centre le panneau central, blanche surface d’apparition et de disparition, du corps de l’homme mais aussi de l’image d’une femme sans tête dansant le flamenco. A partir de ce dispositif, le cinéaste a porté son art du montage à un niveau de liberté et de fantaisie inédit grâce aux puissances fantastiques de la surimpression. S’opposent et se rencontrent deux vitesses d’une même passion : frénésie d’un corps dansant, consumation au ralenti de l’autre dans sa cage de verre. Corps devenu flamme, gestes de supplicié, de noyé, ou d’amant extasié. C’est l’âme même du flamenco que le film déplie en montant les images dans le plan : une sortie de soi, par où s’indifférencient douleur et jouissance – pourvu que l’on brûle. On peut penser que l’homme qui entre et sort de la chambre a visité les musées et les églises de Séville et Cadix. Qu’il y a admiré les tableaux de Greco et de Zurbaran, avant de les imiter dans sa cage de verre. Et d’ajouter, aux chefs d’œuvre du passé, un nouveau triptyque de la Passion.

Cyril Neyrat

Comme chacun de vos films, Flamenco est né de votre découverte d’un lieu et de votre présence dans ce lieu. Qu’en est-il cette fois-ci ?

Le lieu est Cadix. Je m’y trouvais pour voir les tableaux de Zurbarán, après avoir vu ceux exposés au musée de Séville. C’était la raison de mon voyage en Andalousie.
Mais toutes les salles de peinture, à l’étage du musée de Cadix, étaient fermées pour travaux et je n’y ai vu aucun des tableaux pour lesquels j’étais venu là.
Cette frustration fut-elle compensée, au retour à l’hôtel, par la vision du mur blanc de la chambre, aussi éclatant que l’aube des chartreux peints par Zurbarán ?

Comme nombre de vos films, il est réalisé dans une chambre d’hôtel. Celle-ci a un design très singulier, qui a inspiré le cadre unique de votre film. Pouvez-vous expliquer comment cet espace s’est converti en plan ?

Dans cette chambre d’hôtel j’ai vu l’image. Elle était saisissante par la justesse du cadre, avec en son milieu la blancheur du mur, comme une ouverture profonde de l’espace, bordé à droite par un verre dépoli et à gauche, en retrait, par la porte de la chambre. ll fallait faire la prise, et une fois de plus, n’ayant pas ma caméra, c’était utiliser mon smartphone.
Déjà je voyais comment j’allais habiter l’image, et par ma présence derrière la vitre presque opaque, ce fut très vite l’intuition d’un film qui fit de cette image un plan.

De ce cadre unique, divisé en trois surfaces verticales de largeur inégale, vous tirez parti pour renouveler profondément votre pratique du montage, via la surimpression qui permet de monter dans le plan. Pouvez-vous expliquer ?

Dans un même axe, avec une même frontalité, plusieurs prises se sont faites. Elles s’ajustent par une surimpression qui provoque un effacement, qui visualise une disparition, suivie d’un retour dans l’image.
Effacement du sujet, sortir de l’image, sortir de la chambre, y faire retour, dans la permanence du mur blanc.

Au mur blanc s’imprime l’image verticale d’une femme sans tête dansant le flamenco. Comment ce plan s’est-il fait et pourquoi ce cadrage ?

Que ce mur blanc devienne un écran, c’était une évidence! Un écran comme un gouffre (et je pense au gouffre de La Vallée close), d’où pouvait surgir une danseuse de flamenco. Elle est filmée dans un format portrait qui a permis de l’insérer au milieu du format paysage.
Cette prise de la danseuse fut faite à Séville, avant mon séjour à Cadix, sans avoir l’idée d’un film, sur les marches de la place d’Espagne et passant là par hasard…

D’où provient le plan de valse au ralenti qui ouvre et ferme presque le film, et contraste si fort avec la trépidation du flamenco ? Pourquoi ce contraste ?

Je me souviens d’avoir filmé dans un musée de Riga, projeté sur un mur et au ralenti, plusieurs séquences d’une valse viennoise. Le plan qui introduit Flamenco a été choisi parce qu’on y voit la danseuse, entraînée par son cavalier, levant ses bras.
Rien n’est plus opposé à la danse convulsive du flamenco que la valse viennoise. Dans son rythme languissant par l’effet du ralenti, dans ses pas convenus, la valse encadre et renforce l’inconvenance de Flamenco.

Le même contraste oppose le rythme rapide des mouvements de la danseuse (et de la musique) et celui, comme ralenti, des mouvements du corps derrière le verre dépoli. Flamenco au ralenti ou appel à l’aide d’un noyé, d’un supplicié ?

Les mouvements de mes bras derrière le verre dépoli ne sont pas ralentis, même s’ils le paraissent par rapport à la frénésie de la danseuse de flamenco.
Je n’en suis pas moins son partenaire et cette gestuelle plaintive, plaquée contre la vitre, comme l’ombre d’un damné, répond à sa fureur.

A-t-on raison de penser au Greco en voyant ce corps se contorsionner comme une flamme au ralenti dans une chambre d’hôtel de Cadix ?

En évoquant le Greco, vous pensez probablement au tableau représentant la vision de saint Jean, l’ouverture du cinquième sceau de l’Apocalypse.
On y voit en effet la figure tourmentée de saint Jean, les bras levés, le visage tourné vers le ciel. Et derrière lui, d’autres figures implorantes s’étirent aussi vers le ciel d’où descendent deux angelots portant un linge blanc pour couvrir leur nudité. Pourtant je ne pensais pas au peintre de Tolède en faisant Flamenco
Il me faut retourner à Cadix pour enfin me tenir au milieu de la salle où sont pendus, dans leur aube blanche, les moines chartreux peints par Zurbarán.

Propos recueillis par Cyril Neyrat

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Fiche technique

France / 2024 / Couleur / 5'

Version originale : sans paroles
Sous-titres : sans sous-titres
Scénario : pas de scénario pas de scenario
Image : Jean-Claude Rousseau
Montage : Jean-Claude Rousseau
Son : Jean-Claude Rousseau
Avec : Jean-Claude Rousseau

Production : Jean-Claude Rousseau (Rousseau Films)
Contact : Jean-Claude Rousseau (Rousseau Films)

Filmographie :
FLAMENCO, 2024
SOUVENIR D’ATHÈNES, 2023
WELCOME, 2022
LE TOMBEAU DE KAFKA, 2021
UN MONDE FLOTTANT, 2020
IN MEMORIAM, 2019
UNE VIE RISQUÉE, 2018
DELFT DANS LE LOINTAIN, 2017
SI LOIN, SI PROCHE, 2016
ARRIÈRE-SAISON, 2016
CHANSONS D’AMOUR, 2016
PASSION, 2015
REMEMBERING WAVELENGTH, 2014
PARTAGE DES EAUX, 2014
TERRASSE AVEC VUE, 2014
FANTASTIQUE, 2014
UN AUTRE JOUR, 2014
SOUSUN CIEL CHANGEANT, 2013
L’AIR D’ÊTRE LÀ, 2013
EAUX PROFONDES, 2012
SAUDADE, 2012
ATTIQUE, 2011
UN JOUR, 2011
DERNIER SOUPIR, 2011
SENZA MOSTRA, 2011
NUIT BLANCHE, 2011
VEDUTA, 2010
FESTIVAL, 2010
MIRAGE, 2010
SÉRIE NOIRE, 2009
L’APPEL DE LA FORÊT, 2008
301, 2008
DE SON APPARTEMENT, 2007
DEUX FOIS LE TOUR DU MONDE, 2006
FAUX DÉPART, 2006
LA NUIT SANS ÉTOILES, 2006
TROIS FOIS RIEN, 2006
UNE VUE SUR L’AUTRE RIVE, 2005
COMME UNE OMBRE LÉGÈRE, 2005
NON RENDU, 2005
CONTRETEMPS, 2004,
FAIBLES AMUSEMENTS, 2004
JUSTE AVANT L’ORAGE, 2003
LETTRE À ROBERTO, 2002
LA VALLÉE CLOSE, 1995
LES ANTIQUITÉS DE ROME, 1989
KEEP IN TOUCH, 1987
VENISE N’EXISTE PAS, 1984
JEUNE FEMME À SA FENÊTRE LISANT UNE LETTRE, 1983