Comme chacun de vos films, Flamenco est né de votre découverte d’un lieu et de votre présence dans ce lieu. Qu’en est-il cette fois-ci ?
Le lieu est Cadix. Je m’y trouvais pour voir les tableaux de Zurbarán, après avoir vu ceux exposés au musée de Séville. C’était la raison de mon voyage en Andalousie.
Mais toutes les salles de peinture, à l’étage du musée de Cadix, étaient fermées pour travaux et je n’y ai vu aucun des tableaux pour lesquels j’étais venu là.
Cette frustration fut-elle compensée, au retour à l’hôtel, par la vision du mur blanc de la chambre, aussi éclatant que l’aube des chartreux peints par Zurbarán ?
Comme nombre de vos films, il est réalisé dans une chambre d’hôtel. Celle-ci a un design très singulier, qui a inspiré le cadre unique de votre film. Pouvez-vous expliquer comment cet espace s’est converti en plan ?
Dans cette chambre d’hôtel j’ai vu l’image. Elle était saisissante par la justesse du cadre, avec en son milieu la blancheur du mur, comme une ouverture profonde de l’espace, bordé à droite par un verre dépoli et à gauche, en retrait, par la porte de la chambre. ll fallait faire la prise, et une fois de plus, n’ayant pas ma caméra, c’était utiliser mon smartphone.
Déjà je voyais comment j’allais habiter l’image, et par ma présence derrière la vitre presque opaque, ce fut très vite l’intuition d’un film qui fit de cette image un plan.
De ce cadre unique, divisé en trois surfaces verticales de largeur inégale, vous tirez parti pour renouveler profondément votre pratique du montage, via la surimpression qui permet de monter dans le plan. Pouvez-vous expliquer ?
Dans un même axe, avec une même frontalité, plusieurs prises se sont faites. Elles s’ajustent par une surimpression qui provoque un effacement, qui visualise une disparition, suivie d’un retour dans l’image.
Effacement du sujet, sortir de l’image, sortir de la chambre, y faire retour, dans la permanence du mur blanc.
Au mur blanc s’imprime l’image verticale d’une femme sans tête dansant le flamenco. Comment ce plan s’est-il fait et pourquoi ce cadrage ?
Que ce mur blanc devienne un écran, c’était une évidence! Un écran comme un gouffre (et je pense au gouffre de La Vallée close), d’où pouvait surgir une danseuse de flamenco. Elle est filmée dans un format portrait qui a permis de l’insérer au milieu du format paysage.
Cette prise de la danseuse fut faite à Séville, avant mon séjour à Cadix, sans avoir l’idée d’un film, sur les marches de la place d’Espagne et passant là par hasard…
D’où provient le plan de valse au ralenti qui ouvre et ferme presque le film, et contraste si fort avec la trépidation du flamenco ? Pourquoi ce contraste ?
Je me souviens d’avoir filmé dans un musée de Riga, projeté sur un mur et au ralenti, plusieurs séquences d’une valse viennoise. Le plan qui introduit Flamenco a été choisi parce qu’on y voit la danseuse, entraînée par son cavalier, levant ses bras.
Rien n’est plus opposé à la danse convulsive du flamenco que la valse viennoise. Dans son rythme languissant par l’effet du ralenti, dans ses pas convenus, la valse encadre et renforce l’inconvenance de Flamenco.
Le même contraste oppose le rythme rapide des mouvements de la danseuse (et de la musique) et celui, comme ralenti, des mouvements du corps derrière le verre dépoli. Flamenco au ralenti ou appel à l’aide d’un noyé, d’un supplicié ?
Les mouvements de mes bras derrière le verre dépoli ne sont pas ralentis, même s’ils le paraissent par rapport à la frénésie de la danseuse de flamenco.
Je n’en suis pas moins son partenaire et cette gestuelle plaintive, plaquée contre la vitre, comme l’ombre d’un damné, répond à sa fureur.
A-t-on raison de penser au Greco en voyant ce corps se contorsionner comme une flamme au ralenti dans une chambre d’hôtel de Cadix ?
En évoquant le Greco, vous pensez probablement au tableau représentant la vision de saint Jean, l’ouverture du cinquième sceau de l’Apocalypse.
On y voit en effet la figure tourmentée de saint Jean, les bras levés, le visage tourné vers le ciel. Et derrière lui, d’autres figures implorantes s’étirent aussi vers le ciel d’où descendent deux angelots portant un linge blanc pour couvrir leur nudité. Pourtant je ne pensais pas au peintre de Tolède en faisant Flamenco…
Il me faut retourner à Cadix pour enfin me tenir au milieu de la salle où sont pendus, dans leur aube blanche, les moines chartreux peints par Zurbarán.
Propos recueillis par Cyril Neyrat