Pour commencer, j’aimerais beaucoup que vous nous parliez de la genèse du film : comment est-il né dans l’esprit d’Albert ?
Dans sa pratique artistique, Albert a toujours travaillé sur différents projets en même temps. Ici, le schéma idéogrammatique du film s’appuie sur deux thèses. Tout d’abord, celle de Walter Benjamin, cité dans le titre. Puis celle du chirurgien français René Leriche, qui a écrit dans L’Encyclopédie Française de 1936 (précisément l’année de publication de la version française de l’essai de Benjamin) : « La santé, c’est la vie dans le silence des organes ». Lorsqu’il m’a présenté le projet, Albert répétait cette phrase comme un mantra. Il disait aussi que ces organes avaient toujours été intimement liés à l’évolution de l’art : la symbiose étroite entre l’esthétique et la médecine remonte à l’antiquité classique et son apogée au XIXème siècle, avec l’incorporation de l’imagerie médicale. Paradoxalement, plus nous nous rapprochons du silence métaphorique des organes, plus leur synthèse esthétique devient nécessaire, grâce à des sons et des images de plus en plus complexes et précis. C’est le paradigme actuel de la technologie de la santé : les corps humains et leurs représentations y sont souvent indifférenciables.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le tournage et la manière dont vous avez travaillé avec Albert pour construire l’identité visuelle du film ?
Tout a commencé par un travail de terrain approfondi à Klinikum Stuttgart. Nous avons enregistré et traité différents sons et images générés par les technologies hospitalières ; nous voulions également introduire une dimension plus sensible, presque abstraite, de l’application de cette technologie au corps humain. Il s’agissait de nous concentrer principalement sur les mécanismes esthétiques et moraux de la quasi-profanation macroscopique d’un corps vivant.
Nous ne voulions pas intervenir dans ce que nous filmions, car Albert souhaitait façonner sa pensée au montage. Notre dispositif de tournage devait donc être aussi discret que possible. Grâce à un nouveau coup de maître d’Albert, nous avons pu obtenir de la production un objectif Zeiss 21-100 mm, qui a conféré à notre travail une perspective plus profonde, mais aussi plus intime, plus étrange. Il s’agissait de filmer pour construire de petites séquences dans chaque scène, d’où le nombre limité de coupes. Nous voulions également décrire comment le temps se dilate, se contracte et se trouble au bloc opératoire.
Le film est le résultat d’un travail complexe de montage et de composition, à la fois visuel et sonore. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce processus ?
Le processus de post-production reflète parfaitement le tempérament d’Albert. Perspicace, attentif. Perfectionniste et infatigable. Il m’a montré le premier montage après de longs mois passés à puiser au fond des images et à les confronter aux intentions d’origine. En ce qui concerne la correction colorimétrique, Albert a cité Godard : les débuts du cinéma et de la radiologie coïncident, et une entreprise comme Kodak doit d’ailleurs sa prospérité à la vente de film à rayons X bien plus qu’à celle de pellicule photographique. De plus, on retrouve la même logique dans le choix des couleurs pour les effets spéciaux en arrière-plan que pour le design des uniformes et des hôpitaux : le vert et le bleu sont complémentaires aux tons présents dans le sang et la chair ; nous avons donc dû accentuer ce parti-pris chromatique.
Propos recueillis par Margot Mecca