Votre film utilise un large éventail de matériaux pour brosser le portrait riche et nuancé d’une histoire personnelle et collective. J’aimerais commencer par le personnage central d’Amine : a-t-il été le point de départ ou bien l’aboutissement de vos recherches ?
Amine est mon père. Le film se concentre sur sa vie, sur la réalité socio-politique et les conditions de travail des réfugiés palestiniens de sa génération, en montrant que le personnel est politique et que l’immatériel est matériel, et vice versa. Une série de longs appels vidéo hebdomadaires dévoile l’histoire de son double exil : la perte de son pays et de son travail, le départ de la Palestine vers le Liban – où il a trouvé un refuge contre la terreur sioniste mais pas de moyens de subsistance – puis sur une plateforme pétrolière offshore aux Émirats arabes unis. En établissant un lien entre la colonisation sioniste de la Palestine et l’extraction pétrolière dans la région, j’ai découvert que les ancêtres d’Amine, des ouvriers pétroliers issus de sa ville natale, Haïfa, avaient fait exploser un oléoduc de BP en 1936.
Des documents d’archives, comme les photographies du sabotage d’un oléoduc, dialoguent avec des images tournées à Beyrouth et en Palestine, des photos aériennes ou encore des cartes numériques de l’île de Zirku. Pouvez-vous nous en dire plus sur vos recherches et sur votre travail sur ces images ? Comment avez-vous procédé au montage de ces différents formats ?
Les images fonctionnent souvent comme des murs esthétiques cachant une violence sous-jacente ; ma pratique s’insinue entre ces images et les transperce, franchissant les murs physiques pour découvrir des lieux inaccessibles au-delà des frontières ou des propriétés privées. Cette île, par exemple, est une « zone de sécurité » à l’accès strictement réglementé dans laquelle les caméras sont interdites. Le film y pénètre illégalement par le biais d’images fournies par Google Earth, tirées d’un documentaire sur la « protection de la nature », ou encore d’une vidéo de prévention des risques professionnels liés à la toxicité des hydrocarbures produite par la société pétrolière. Ces images normalisent et rendent abstraite l’exploitation de la terre et des travailleurs, notamment parce qu’elles ne représentent jamais le corps humain. Il était donc important de les mêler à d’autres images qui dévoilent le corps fatigué d’Amine, ou sa relation viscérale avec Haïfa, Beyrouth et l’île – toutes liées par la mer. La répétition, la fluidité et la matérialité de l’image en 16mm, en plus du paysage sonore, maintiennent le film dans un espace unique, un rêve exilique de résistance et de retour en Palestine.
Vous élaborez un intrigant palimpseste de mots et d’histoires, en puisant dans diverses sources textuelles de différentes époques. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces textes et sur la façon dont vous les avez arrangés, mélangés et resignifiés ?
Trois textes abordent le thème du travail sous un angle capitaliste, existentialiste et matérialiste : les commentaires des travailleurs sur Google au sujet de l’île présentent le travail comme la promesse libérale d’un échange capitaliste. Le poème de l’idéaliste allemand Philip Schmidt évoque notre aliénation existentielle vis-à-vis de la terre et du travail. L’analyse matérialiste de la révolte de 1936-1939 en Palestine par l’intellectuel et militant palestinien Ghassan Kanafani explore quant à elle le travail comme force de résistance.
Le code créatif remixe alors ces textes, renversant le temps à deux reprises : le passé regarde le présent comme un avenir atroce, et envisage le sacrifice nécessaire pour arrêter le génocide que le sionisme a entamé en 1948 avec la fondation d’Israël, qu’il continue de perpétrer et qu’il intensifie même aujourd’hui dans la bande de Gaza. Le présent regarde également le passé comme un futur potentiel, dans lequel des ouvriers font exploser des oléoducs pour arrêter le génocide en Palestine.
Propos recueillis par Margot Mecca