Vous pouvez nous raconter comment est née l’idée de filmer l’enregistrement du disque d’adieu du Emerson String Quartet avec la soprano Barbara Hannigan ?
Dix jours avant la session d’enregistrement, soudain Barbara se tourne vers moi :
« My God… mais ça va être leur dernier disque en fait !… »
Son regard est pris d’un vertige.
Elle avait déjà chanté en concert avec Emerson, mais jamais enregistré et voilà qu’elle réalise que son premier disque avec eux sera aussi leur dernier… !?!
Émue, elle me prie d’en capturer une trace.
Comme les Emerson sont un mythe dans la musique classique, je trouve une production, la possibilité d’arriver avec une équipe mais… haa non, je sens qu’il faut faire autrement. Le studio doit rester l’espace des musiciens. L’intime y est extrême. Musique de chambre, la bien nommée…
Donc fallait faire équipe, mais seul, argent compris !
Comment avez-vous construit la relation avec les protagonistes pour les filmer dans l’intimité de leur métier ?
Grâce à Barbara, je les connaissais. On s’aime… vraiment bien.
Tout est là, à vrai dire, ça se fait à deux, un regard.
Première chose, tu te mets pieds nus pour n’être que silence.
Ensuite, ouh la la ! me placer entre eux, c’était un espace mental et physique qui m’apparaissait infranchissable.
Alors j’ai l’intuition que la froideur de la caméra de surveillance pourrait peut-être paradoxalement relier, faire vibrer ce mystère de l’écoute. 1+1+1+1+1 = …1 !
Mes Lumix GH5-S pouvant se fixer sur de très discrets pieds micros, j’ai commencé par les placer, les allumer (ainsi que mes micros) et m’éclipser pour que la « relation » ne circule qu’entre eux.
Peu à peu, tel un chat affamé, lorsque le rouge n’était pas mis, je me permettais de varier les cadres, d’approcher les caméras (j’aime filmer avec des objectifs fixes). Et, dès le deuxième jour, j’avais passé le cercle, accroupi par terre au milieu d’eux. Leur humour insensé a fait le reste…
Guido Tichelman, l’ingénieur sonore du disque, vous dit dans le film que pour lui le plaisir passe par les oreilles, et pour vous par les yeux. Comment avez-vous affronté le défi de raconter en images un art qui privilégie l’écoute ?
Oui, ça m’a troublé qu’il préfère ne pas les voir pour pouvoir mieux les enregistrer. Le pauvre, je me dis qu’il va rater quelque chose… Du coup, c’est presque par pitié que je viens le filmer dans sa petite pièce à l’écart, pour lui rapporter ce que moi je vois. Et là je comprends : sa vue, c’est la partition. The voice of God ! Lui, seul, voit et entend la musique en même temps.
Et finalement quand tu filmes c’est un peu pareil, l’ouïe, elle passe par leurs visages filmés, leurs corps entiers, ensembles et séparés (pitié, pas que les doigts !). Avec Svetlana Vaynblat, monteuse et musicienne, c’est sûrement comme ça que sont arrivés les split-screens. Ou ces aller-retours entre musiciens jouant/musiciens s’écoutant.
Les regards devenaient des sons et la musique devenait du palpable. Olivier Goinard, mixeur (lui aussi musicien) l’a ressenti physiquement, amplifié par la confiance de Guido qui lui a passé toute sa session, les 25 pistes de micros éclatés !…
Propos recueillis par Margot Mecca