• Compétition Flash

Как умирает лазурь

HOW AZURE IS DYING

Egor Skorokhodov

Emil Nolde, Geog Trakl, Joan Mitchell… Nombre sont les peintres a avoir étudié le bleu, dans sa subtilité et ses nuances. Egor Skorokhodov s’inscrit dans cette recherche picturale, en s’attachant à dépeindre les variations de couleurs d’un ciel du Caucase dans un film-monde où plénitude et harmonie règnent. La transposition au cinéma passe par une suite de plans fixes, qui allient aux vues majestueuses des montagnes de l’Adjarie, en Géorgie, les détails d’une nature vivante et les gestes de ses habitant·es. Le film embrasse ainsi toutes les vies qui habitent ces lieux, animaux, arbres, rochers, ruisseaux, humains. L’agencement de la vie se coule sur fond d’une palette d’azurs épais et saturés et s’écoute dans une bande-son fourmillante qui joue des éclats et des silences. Tandis qu’au dehors, une brume opaque caresse la cime des sapins, les yeux brillants d’un vieil homme aux traits burinés percent l’obscurité d’un intérieur à peine éclairé par la lumière bleutée de l’aube. La présence des humains – plus archétypes que personnages – et l’expression de leurs sentiments sont signalées par touches, amplifiées en hors-champs, intensifiées par la vibration de l’image à travers la décomposition hypnotique de certains gestes. Ainsi de ces pieds nus qui frappent contre le sol comme pour faire tomber le jour par saccades haletantes et nous ramener à la profondeur de l’obscurité. De la nuit à la nuit, Egor Skorokhodov nous invite à la contemplation. Et si le temps d’un plan il renverse l’horizon, traduisant ainsi le mouvement de la terre, c’est peut-être pour nous faire éprouver celui du ciel et de ses couleurs : comment l’azur se meurt.

Louise Martin Papasian

L’action du film se situe au cœur de majestueuses montagnes du Caucase. Pourquoi avoir placé votre caméra là-bas ? Quelle est la spécificité de ce lieu ?

Il s’est avéré que je me suis trouvé dans cet endroit plus ou moins « par hasard », quoi qu’on puisse penser de ce phénomène … J’y participais à un autre projet en tant qu’acteur, mais je passais mon temps libre à me promener dans le village et y observer les gens, les pierres, les maisons, les arbres, les oiseaux, l’eau et le ciel. Un soir, en rentrant dans la maison où je vivais, j’ai décidé de faire une pause en altitude pour observer le ciel qui changeait de couleur. Et tandis que je me tenais seul à regarder le ciel changer de couleur j’ai pris conscience de la matérialité de ces couleurs. Une fois rentré, j’ai écrit une nouvelle dénuée de tout élément narratif, qui décrivait l’espace alentour en se focalisant sur la danse des couleurs.

Vous montrez quelques personnages de façon assez énigmatique : un vieil homme, sa femme, peut-être ses enfants, un homme infirme. Qui sont-ils ? Que représentent-ils ?

Toutes ces personnes habitent le village de montagne où je vivais. Elles cultivent la terre, nouent des relations amoureuses, vous regardent, sourient, se déplacent précisément comme se déplaçaient leurs ancêtres. Ainsi on pourrait dire d’elles qu’elles possèdent cette forme de sincérité ou de pureté ou de virginité intérieure – cette substance qui est un vestige de nos origines. La substance précise qu’il est si difficile de trouver chez les gens actuellement, mais qu’on trouve dans la nature quand on sait l’accueillir. Heureusement, il continue à exister des espaces où les gens et la nature sont emplis de la même substance ancienne. Et il n’y existe aucune différence entre le vent et les cheveux des vieilles dames. Ce n’est ni une allégorie, ni une métaphore : c’est seulement deux phénomènes différents mais du même ordre. En termes physiques, les gens et la nature représentent des fonctions différentes inscrites au sein d’un même espace-temps, mais si l’on prend en compte le paramètre de son intérêt personnel on s’aperçoit qu’on obtient au final des valeurs d’amplitudes égales de ces deux fonctions distinctes.

L’eau y joue aussi un rôle important : elle habite le film de sa présence sonore et apparaît sous différentes formes – une rivière, un filet d’eau sur le sol, la pluie, la brume. Pourquoi avoir insisté sur cet élément ?

Je pense qu’à l’origine c’est venu de manière assez intuitive, à partir des notes et de la nouvelle que j’avais rédigées ce soir là, après avoir ressenti les couleurs. À cette occasion, j’avais pensé à l’eau qui circule du sommet de la montagne jusqu’au fleuve en contrebas. Elle nourrit tout ce qu’elle rencontre en chemin, et finit par se changer d’un flux puissant en presque rien, pour n’être plus que le son d’un ruisseau qu’on remarque à peine. Du sommet jusqu’en bas, l’eau vive est le squelette de la montagne et le socle du film. Avoir fait l’expérience de cette perspective sur l’eau m’a permis d’accéder à cette certitude nouvelle au sujet de mon film : l’eau est omniprésente et parle si fort d’elle-même que tout le reste doit se taire provisoirement.

La construction du film semble répondre à l’idée du cycle, de la nuit à la nuit, avec un retournement de perspective peu avant la fin. Comment avez-vous élaboré sa structure ? L’avez-vous pensée d’emblée au tournage ou s’est-elle écrite au montage ?

Lors de la phase d’écriture de l’histoire, je n’étais pas en mesure de voir la fin telle qu’elle se déroule désormais. Cette dimension cyclique n’existait pas de la même manière à l’origine et … l’un dans l’autre, le film est devenu un objet très différent du texte. Je tournais des images et j’enregistrais des pistes sonores séparément, en expérimentant allègrement ces deux dimensions. Lorsque la fatigue ou la météo ne me permettaient pas de sortir filmer, je montais le film depuis ma maison dans les montagnes. Ainsi la structure du film est-elle demeurée très changeante et très vivante : d’une certaine façon, le film se cueillait lui-même en se servant de mes mains, et m’indiquait ce que nous devions continuer à chercher ou chasser.

How azure is dying”. Pourriez-vous revenir sur le titre du film ? Quelle est sa signification ?

L’azur est un ton particulier du bleu, que je ne comprenais pas à l’époque et que je ne pense pas être en mesure de comprendre entièrement aujourd’hui. Comme je l’ai déjà dit, je me suis trouvé dans les montagnes à observer le changement des couleurs et l’image, dans le ciel, était la suivante : une bande de couleur azur entre la lueur sombre sur la partie inférieure du ciel et un bleu sombre et profond sur sa partie supérieure. Ainsi, l’azur était coincé entre le bleu et l’orange rougeâtre. Puis l’azur a été lentement dévoré par l’orange rougeâtre tandis que le bleu sombre recouvrait progressivement tout ce qui subsistait. J’observais cette danse et ce phénomène tout entier décrivait « comment meurt l’azur » (How azure is dying). Pour moi, c’était un savoir sacré, et c’est ainsi que je le raconte aujourd’hui.

Quelles étaient, s’il y en avait, vos sources d’inspirations ?

Avant le tournage, j’étais occupé à traduire en russe des poèmes de George Trakl rédigés en allemand. Dans les montagnes, j’ai pu prendre la mesure de la quantité infinitésimale de phénomènes dont il faisait l’expérience dans sa vie et qu’il réinventait dans ses poèmes. Je considère que Georg Trakl est le plus grand peintre qui ait jamais vécu parce qu’il écriviat de telle sorte que tout le monde puisse voir les couleurs. Il se servait du bleu, du violet, du vert, de l’argent, de l’or, du blanc, du marron, du jaune, du rouge, du gris, du noir et de leurs dérivés … Trakl avait une expérience tellement profonde des couleurs que les correspondances entre chaque couleur a priori abstraite et le phénomène du monde matériel auxquelles elles renvoient nous sautent aux yeux. Et quand on prend conscience de cette particularité géniale qu’a sa poésie, on remarque qu’il fait appel à telle couleur encore et encore tout en peignant simultanément l’image du monde matériel correspondante. Ainsi Trakl crée une image de la couleur elle-même. On trouve par exemple chez lui les vers suivants :

« Bientôt au pied du mur dilapidé
fleurissent les violettes,
et le temple du solitaire devient vert en silence ».
(Im Frühling)

Ce passage peint la manière dont l’herbe va pousser depuis la dépouille elle-même, et il la peint en vert … et c’est précisément l’usage qu’il réserve au vert dans ses vers, dans chacun de ses poèmes : le vert donne la vie mais exige la mort.
Et il faisait également cette expérience à l’endroit des autres couleurs :

« La forme bleue de l’homme traverserait sa légende,
Le sang coulant violet depuis la plaie sous son cœur.
Ô la douceur de la Croix qui s’élève dans son âme obscure »
(Sebastian in Traum)

Trakl peint en bleu la silhouette de Jésus puisque c’est la couleur dans laquelle absolument tout est contenu : la douleur et le bonheur, l’amour et la mort, la vie et le deuil, le rire et les larmes – tout. La couleur bleu est un brouillard omniprésent. Donc je pense qu’être heurté par les tableaux de Trakl tout en me trouvant physiquement dans les montagnes m’a permis d’apercevoir les couleurs dans leur présence pure, de la manière dont elles ont été créées. Et dès lors que j’ai pu me sentir à l’écoute de l’espace via ses couleurs j’ai commencé à faire tenir le film autour de l’azur avec lequel je résonnais à ce moment là.

Quasiment muet, avec seulement quelques voix d’hommes, le film semble pourtant très habité et le traitement sonore compose un monde de sensations particulièrement riche par l’amplification de certains sons. Comment avez-vous travaillé la construction de la bande son ? Le traitement sonore est-il aussi lié d’une certaine façon à la poésie et à l’expressionnisme de Trakl? D’où viennent ces chants de prière au loin ?

Je menais des expériences sonores tout en amassant une véritable librairie de diverses sources sonores naturelles – chaque pierre, chaque arbre, chaque cours d’eau et chaque feuille sonnent d’une manière unique en fonction de l’heure qu’il est et d’où se trouve l’auditeur par rapport à l’émission. Tout au long du montage, j’ai essayé de faire sonner les images comme elles sonnent dans ma tête, tout en donnant vie à une narration qui traverserait le film. J’étais à la recherche d’une interaction discontinue entre les gens et la nature, et ça n’avait rien à voir avec le fait que les gens soient chez eux ou à l’extérieur, parce que la connexion à la nature se joue ailleurs.
Je pense à des phénomènes tels que la « texturalité », lorsque nous regardons un objet si longtemps que nous commençons à percevoir la vie au travers de son objet, c’est à dire : depuis son intériorité. L’objet nous aspire en son sein par sa surface et sa texture, par ce qui l’entoure et le passé et le présent. Et le son peut servir de texture qui enrichit chaque pixel de l’image et favorise une interaction immédiate entre les spectateurs et ce qui est représenté à l’écran.
Le village en question se situe dans la province géorgienne d’Adjarie. Le christianisme et l’islam sont les deux religions les plus pratiquées dans cette région et leurs fidèles coexistent pacifiquement. La population du village où j’ai vécu est majoritairement musulmane, les appels à la prière du muezzin y résonnent cinq fois chaque jour, et la voix et la musique harmonieuses emplissent l’espace à dix kilomètres à la ronde et lorsque les chacals l’entendent ils se mettent à hurler en retour – à ce moment précis c’est l’espace tout entier qui, dans un cri, raconte son passé et son avenir … c’est un genre de point de raccordement où se rencontrent le présent, le passé et l’avenir.

Entretien réalisé par Louise Martin Papasian

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Fiche technique

Géorgie, Arménie / 2024 / Couleur / 19'

Version originale : sans paroles
Sous-titres : sans sous-titres
Scénario : Egor Skorokhodov
Image : Egor Skorokhodov
Montage : Egor Skorokhodov
Son : Kristina Felk, Egor Skorokhodov
Avec : Konstantin Shelukhin, Levoniko Tsetskhladze, Narguli Tago, Luka Tsetskhladze, Resani Shavadze, Lizi Khulo, Shushana Tago

Production : Egor Skorokhodov (Egor Skorokhodov), Ivan Skorokhodov (Skorokhodovs)
Contact : Egor Skorokhodov

Filmographie :
FIRST FILM