L’ÎLE
Entretien avec Damien Manivel
Vous tentez des expériences nouvelles pour chacun de vos films. Après Magdala (2022), qui s’attachait à la figure sacrée de Marie-Madeleine, quel était le projet de L’Île ?
Après Magdala, qui était un film sur la vieillesse et la mort, j’avais envie de retrouver une forme de légèreté et changer mon processus de création. Au début de l’été, j’ai réuni un groupe d’adolescents en Bretagne, ainsi que notre équipe de tournage, pour travailler pendant deux semaines à l’élaboration d’un film. Je réfléchissais déjà à L’Île depuis un an, j’avais un premier texte à ma disposition, des intuitions formelles et musicales, mais aussi l’envie de rebattre les cartes avec eux. C’est-à-dire construire ensemble les personnages, leurs relations, définir leur groupe, et bien sûr les actions et scènes qu’ils auraient à jouer. Ça a donc réellement commencé le jour de leur arrivée à tous.
L’Île est à la fois une fiction autour d’une bande d’adolescents et un documentaire sur le processus de fabrication de ce film. Comment avez-vous conçu l’enchevêtrement des deux ?
L’idée de départ était de répéter le film début juillet, ensuite prendre mon été pour préparer le tournage qui devait avoir lieu à la fin août. Sauf que, comme rien ne se passe jamais comme prévu, le manque d’argent nous a contraint à annuler le tournage. Quelques mois plus tard, à la mi-octobre, Martin Bertier, mon associé et producteur, m’a convaincu de jeter un œil aux rushes des répétitions. J’ai donc ouvert le disque dur pour la première fois et j’ai été touché par ce que j’ai découvert. Je me suis alors dit qu’il fallait raconter cette histoire coûte que coûte, avec toutes les traces de notre travail à ma disposition, les rushes des répétitions, les enregistrements sonores de nos discussions, des plans tournés à l’iPhone par les comédiens eux-mêmes, les vidéos de repérages, etc. Pour autant, L’Île est une pure fiction. Nous suivons le fil d’un récit, les comédiens sont toujours dans leurs personnages, en recherche de la parole juste, à l’écoute des idées que je leur propose, et rien n’existe en dehors de ce film que nous sommes en train de construire. La seule différence avec une fiction classique, c’est qu’ici le dispositif se dévoile au spectateur, on voit la fragilité et la beauté d’une telle entreprise.
Pourquoi souhaitiez-vous que le film soit pris en charge par la voix off de Rosa qui commente aussi l’action ?
La voix off était une idée que j’avais depuis le début du projet. Rosa nous entraîne avec elle dans son souvenir, nous raconte les gestes et les paroles qu’elle a gardés en elle, sa voix nous touche autant qu’elle unifie toutes ces matières si différentes les unes des autres.
Au niveau du son, on entend également les acteurs jouant et les directions que vous leur donnez. Le mixage a-t-il été complexe ?
Davantage le montage son je dirais. Il y avait beaucoup de paroles et de bruits parasites comme on peut s’en rendre compte, c’est très spontané. Nous avons décidé au montage avec Jérôme Petit et Simon Apostolou au mixage, de préserver ce côté brut et vivant, qui rend d’autant plus fortes les envolées lyriques dans lesquelles le film nous entraîne.
Comment avez-vous envisagé la musique que vous avez également composée ?
J’avais une idée assez claire de ce que je souhaitais, mais comme c’était la première fois, j’ai longtemps hésité avant de composer moi-même. C’est Rosa qui m’a convaincu. Tout est très personnel dans ce film, alors pourquoi ne pas en faire la musique ? C’est une boucle faite à partir de bandes magnétiques, d’une façon artisanale, sans ordinateur. A chaque répétition de la boucle, comme un ressac, on plonge dans le souvenir, l’ivresse, la mélancolie.
Vous avez aussi inséré des dessins, des photos qui évoquent une œuvre collective avec une part d’improvisation. Comment avez-vous procédé ?
Ce sont les dessins que je fais toujours sur mes tournages, c’est une forme de storyboard vraiment mal dessiné, mais qui m’est toujours très utile pour comprendre ce que je suis en train de faire. D’habitude, on colle tout ça sur le mur du salon, là c’était sur la table de la cuisine. On a pris des photos pour archiver le travail, mais en aucun cas je pensais que ça figurerait dans un film un jour. Même chose concernant l’équipe de tournage dont le film enregistre la présence discrète et généreuse. Dès le début du montage, j’ai compris qu’il fallait nous inclure tous, ne pas filmer uniquement les acteurs mais aussi cette atmosphère si particulière qui les entoure.
Les répétitions en studio deviennent des véritables chorégraphies. Vous avez-vous-même une formation de danseur. Comment la danse a-t-elle servi le travail des acteurs ?
Pour le casting de L’Île, l’idée était de faire appel à des jeunes gens qui s’intéressent à la danse, au mouvement. Pas des professionnels, mais des jeunes ouverts à l’improvisation, à l’expérimentation, n’ayant pas peur de se lancer, d’essayer des choses physiques. Ça correspond bien, je crois qu’on le comprend dans le film, avec ma façon de les diriger.
Comment avez-vous réalisé le montage, le passage subtil entre le studio et la plage dans une même scène avec des temps différents ?
Le montage a duré trois mois, j’ai travaillé d’une façon intuitive, avec pour seule boussole l’émotion que me procuraient toutes ces images que je découvrais. La structure s’est imposée à moi, avec ces va-et-vient entre les différents espaces et les temporalités, cette idée de circularité dans le fait de répéter plusieurs fois les mêmes scènes avec des variations formelles rappelant les boucles musicales. Ça racontait d’emblée le souvenir et le caractère éphémère d’un tournage de cinéma.
Le choix d’une caméra portée, légère, mobile, était-il déterminant pour ce film ?
Quand j’étais adolescent, je filmais toutes nos soirées avec un caméscope Mini DV. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais besoin d’enregistrer ces moments-là. C’était très mal filmé, mais il y a quelque chose qui me touche là-dedans. Pour L’Île, j’ai demandé au chef-opérateur Mathieu Gaudet d’essayer de retrouver cette sensation de la première fois où il a eu une caméra en main. Il avait fort à faire car on tournait régulièrement la nuit et l’aube, les jeunes étaient survoltés, on faisait ça en un seul plan qui durait une heure et demi.
L’Île apparaît comme un havre imaginaire, une utopie de l’adolescence. Qu’en pensez-vous ?
Ils cherchent à préserver une intensité, à ne jamais redescendre, tout en ayant conscience que la fin est proche. Un tournage c’est pareil.
Propos recueillis par Olivier Pierre