Comme la plupart de vos films précédents, Lázaro de noche entretien un lien très fort avec la littérature. Vous utilisez une interview de Mario Levrero, pour construire le cadre fictionnel de la rencontre des trois amis au sein d’un atelier d’écriture et la dernière partie du film est inspirée d’une conférence sur le réalisme de César Aira. À quel moment cette matière est-elle intervenue et comment a-t-elle accompagné la réalisation du film ? Plus largement, pouvez-vous nous parler du rôle de la littérature pour vous, en tant que cinéaste ?
Il y a plusieurs années, j’ai écouté sur Youtube cet entretien avec Mario Levrero au cours duquel il rapporte comment il en est venu à comprendre que l’enjeu de ces ateliers n’était pas littéraire, mais plutôt fédérateur au sens où il permettait à des jeunes gens en quête d’espaces d’expression de se rassembler, ce qui leur permettait par ailleurs d’explorer ensemble des aspects de leurs vies qu’ils et elles n’auraient pas pu explorer dans un autre cadre. Cet entretien a servi de point de départ au film. Au fil des ans, j’ai dirigé de nombreux ateliers dans des contextes divers, mais je me rappelais tout particulièrement des premiers que j’ai pu donner, quand j’avais environ 25 ans. Ces ateliers se déroulaient pour la plupart dans des quartiers pauvres et violents de Mexico, où je rencontrais des personnes talentueuses et enthousiastes à l’idée de la création artistique. Leurs réalités sociales, économiques, et géographiques étaient toutefois des obstacles majeurs à leur accession au statut d’artistes. Ainsi, et bien que je sois un lecteur avide de Levrero, ce qui m’a touché dans cette interview était son approche des ateliers d’artistes plutôt que son rapport à la littérature elle-même.
À mon sens, ce film traite du désir, et de ce texte sur le réalisme dans lequel César Aira interroge nos notions préconçues du désir. Pourquoi Aladin ne demande-t-il pas une nouvelle maison, ou n’importe quel autre objet de convoitise ? Aira explique qu’on profite des dons magiques dans une réalité, une réalité moins magique, une réalité du quotidien. Si nous devions prolonger la magie, nous perdrions tous et toutes le plaisir d’en bénéficier. Ainsi, si ce film a trait à la littérature, comme certains de mes films précédents, il ne puise pas chez les auteur⸱es des histoires, des personnages, ou des structures, mais plutôt des idées formelles ou conceptuelles. Les auteur⸱es que j’admire sont des artistes qui savent articuler leurs idées de manière concrète et merveilleuse. Dans mon travail, je me fixe pour objectif de donner une nouvelle articulation à certaines de ces idées.
Le dernier mouvement du film représente ainsi le conte emblématique d’Aladin, que se remémore Luisa, dans une mise en scène très étonnante et décalée avec des détails burlesques et anachroniques (les costumes en toile de jute qui côtoient le réfrigérateur, entre autres). Qu’est-ce qui a inspiré cette mise en scène ?
Je n’ai pas beaucoup réfléchi à ces détails anachroniques. J’ai écrit le film tel que je l’avais imaginé. En règle générale, je considère la plupart des films réalistes déconnectés de ma propre réalité. Je vois plutôt le réalisme là où l’humain, l’animal, le paysage ou la chose ne font pas semblant d’être présents, mais sont présents pour de bon. Pour moi, le réalisme tient moins au contenu de l’objet filmé qu’à sa présence.
Le film assume une forme de trivialité, qui passe notamment par la répétions de scènes de repas, le fait de commenter la nourriture, les bruits de déglutition exagérés. Pourquoi cette insistance ?
Le quotidien est un mélange complexe d’expériences diverses, lesquelles définissent nos vies. En me concentrant sur un élément particulier du quotidien, je cherche à faire naître du sens et de la beauté par sa répétition. Pour moi, c’est toutes nos vies qui sont en jeu dans la banalité. Il n’y a rien de banal dans la trivialité.
Dans sa conférence, César Aira analyse l’effet déconcertant que produit la lecture du conte d’Aladin sur le lecteur. « Le malaise qu’il produit est dû au fait que c’est un conte magique qui procède de la question du réalisme. », dit-il. On retrouve cette ambiguïté dans votre film où les rouages de la fiction sont présents mais l’horizon narratif semble irrésolu et les éléments d’intrigue désamorcés. Pourriez-vous commenter cet aspect-là du film ?
Je ne pense pas dans ces termes d’attentes déjouées. Lorsque j’écris, j’essaie simplement d’observer les personnages comme j’observerais ma propre vie ou celles de mes ami⸱es. Nos vies, que j’aime à me représenter comme intéressantes et même trépidantes, se conforment généralement au « pas-à-pas de la réalité ». Je ne suis pas intéressé par l’extraordinaire, je m’intéresse à ma vie, mes expériences, et les choses que j’observe autour de moi. Mes films ont tendance à être irrésolus, parce qu’ils existent dans un état de présent permanent. Je vis avec la sensation constante de porter des problèmes irrésolus, et mes personnages n’y échappent pas.
Les auditions, que passent Lázaro puis Luisa avec le réalisateur et son épouse, sont un peu grotesques, voire invraisemblables. En quoi la situation de casting est-elle absurde pour vous et en quoi cette représentation parle-t-elle de votre relation aux acteurs ? Quels sont les leviers qui vous intéressent dans le moment du casting ?
En effet, ce sont des auditions grotesques, mais je ne crois pas qu’elles soient invraisemblables. En fait, je suis d’accord avec tous les propos du réalisateur : un principe de casting qui reposerait sur l’observation des mouvements quotidiens des acteurs et actrices, qui ne chercherait pas à permettre à l’acteur ou l’actrice de devenir son personnage, mais plutôt l’inverse. Évidemment, la manière qu’a le réalisateur d’exprimer ce principe relève du registre comique, et l’audition que passe Luisa est oppressive, mais je considère qu’elle est aussi réaliste.
Je n’ai jamais fait de castings, j’ai travaillé avec les mêmes acteurs et actrices tout au long des quinze dernières années, et toutes les nouvelles personnes à qui j’ai proposé de jouer dans mes films ont été des ami⸱es, comme c’est le cas pour les personnages du réalisateur et de son épouse.
Justement, comment avez-vous collaboré et partagé le processus créatif de ce film avec Lázaro Gabino Rodriguez, Luisa Pardo, Francisco Barreiro et Teresita Sanchez qui vous accompagnent depuis si longtemps ?
Notre collaboration est la voûte du film. Si j’avais eu recours à d’autres acteurs et actrices, mes films seraient d’autres films. Et ce, non seulement parce qu’on retrouve des éléments de leurs biographies propres dans les films, mais à plus forte raison encore parce que les personnages sont des moyens permettant de réaliser les portraits de celles et ceux qui les incarnent. Je m’intéresse davantage aux interprètes qu’aux personnages incarnés ou aux récits. Nous ne discutons pas de notre collaboration. Je leur donne un script pour qu’ils et elles l’interprètent, mais ils et elles l’interprètent à leur goût. Nous ne discutons pas des personnages. Les personnages n’existent pas : il n’y a que les interprètes.
Le son du film est très particulier et procède par décalage, désynchronisation, isolement et amplification de certains éléments sonores, et un travail de bruitage, qui produisent une forme d’étrangeté, de malaise, et un effet parfois comique. Comment avez-vous conçu le travail du son et pourquoi ces choix de traitement ?
Par le passé, j’ai souvent négligé l’aspect sonore dans mes films. J’ai décidé de me charger de l’ensemble de la dimension sonore lors de la post-production, y compris les bruitages, le montage et le mixage, parce que je voulais réfléchir au son. Évidemment, le résultat est un peu bancal, puisque je me formais à la fois techniquement et conceptuellement en temps réel, mais ce processus m’a permis de réfléchir séparément au son et à l’image pour la toute première fois. Dès lors, plutôt que s’assurer que le son colle à l’image de manière réaliste, je me suis senti libre d’expérimenter. Mes choix étaient majoritairement intuitifs, mais je crois qu’ils produisent du sens. Dans la scène où les personnages assistent à un concert, on entend le début d’une conversation qui se produit visiblement ailleurs : c’est un bon exemple de moment que je considère génératif, bien qu’on ne saurait dire exactement ce qui est généré.
Entretien réalisé par Louise Martin Papasian