Kunst der Farbe est le troisième volet du Triptyque de Mondongo, trois films nés de la commande d’un film sur le duo d’artistes argentins Mondongo. D’où vient cette commande – ou cette invitation ? Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce projet, conduit à l’accepter ?
D’emblée, il faut dire que je fais tous les films qu’on me propose. Dire « ce qui m’a intéressé » dans le projet serait une vantardise : j’y travaille, et si on me dit de faire un film sur quelque chose, je le fais. Cela dit, le projet était à la fois séduisant et dangereux. D’une part, il s’agissait d’un film sur des amis très chers, dont le travail m’intéressait et que j’admirais. En même temps, ce qui était un attrait pouvait aussi se retourner contre le film : ça pouvait devenir d’un film désagréablement complaisant, manquant de la distance critique nécessaire. Un film de célébration, qui n’intéresserait personne. J’ai donc décidé de mettre au centre ma relation avec les sujets, et de me poser les questions suivantes : comment faire le portrait de quelqu’un que je connais intimement, avec qui j’ai une relation sans laquelle le portrait n’a pas de sens ? Et en même temps, comment faire un portrait au cinéma ? Je pense que ces deux questions ont suffi pour que le film cesse d’être un simple objet fonctionnel et devienne un défi intéressant.
Comment, d’un film, en avez-vous réalisé trois ? Que s’est-il passé ? Aviez-vous en tête le triptyque dès le départ ou chaque film a-t-il engendré le suivant ?
Absolument pas. Au départ, il fallait commencer par l’enregistrement de l’œuvre qu’ils étaient en train de faire : le Baptistère des couleurs. La commande initiale prévoyait de filmer le processus de cette œuvre. Plus tard, quand ils m’ont dit qu’ils s’étaient basés sur le livre de Johannes Itten, j’ai pensé que c’était une bonne idée de jouer avec le dispositif du défi entre deux adaptations, à la manière d’un livre de Jules Verne. Enfin, j’ai senti que le film devait prendre le relais de notre histoire, et j’ai compris qu’il était impératif de filmer l’une de ces terribles nuits que nous avons vécues il y a vingt ans. Ce qui s’est passé, c’est que le tournage de ces nuits est devenu encore plus terrible que les nuits originales, et c’est alors que le cours du film a changé. Mon intention initiale était d’assembler ces divers matériaux en un seul film. Finalement, après de nombreuses tentatives, j’ai accepté que ces trois choses n’allaient pas bien ensemble et que chacune avait, pour ainsi dire, « sa propre âme ». J’ai alors décidé d’obéir à cette particularité et de ne pas mélanger des choses qui étaient tellement réticentes à être ensemble.
La structure est remarquable. On imagine très bien un triptyque dans un musée, mais d’une forme singulière : au centre le portrait, mais les volets latéraux seraient disproportionnés : à gauche une esquisse, simple et de petit format, à droite un collage qui tend à l’abstraction dans une extraordinaire explosion de couleurs. Quelle serait votre vision de ce triptyque ?
Évidemment, le Portrait a toujours été la figure centrale, celle à laquelle j’ai consacré plus de deux années entières de travail et où le film, pour ainsi dire, fourbit ses armes, comme on dit dans la vieille héraldique espagnole. Pour être encore plus médiéval, je dirais que ce portrait met en jeu mon honneur de cinéaste, mon honnêteté de cinéaste et même mon talent de cinéaste. Peut-être que ces trois choses n’en font qu’une. Je pense que le troisième film, Kunst der Farbe, peut exister parce que ce défi a été relevé, à mon avis honorablement, et que le duelliste peut se permettre de festoyer et de jouir après l’amertume du chapitre central. Quant au premier, je pense qu’il fait partie du triptyque en tant que document de ce qu’aurait pu être ce film si le cinéaste n’avait pas compris la tâche qui lui incombait et avait fait, sans trop de problème, ce qu’on lui demandait. Je me souviens avoir eu cette même conversation avec Andrés Buhar, le producteur du film, le commanditaire, au moment de l’accepter. « Voulez- vous un film qui vous convienne ou un bon film ? » Buhar a toujours préféré ce dernier, même si ce chemin menait dans des régions plus épineuses et moins dociles. Quoi qu’il en soit, ce film « moins original » est là, presque comme une rareté, un témoignage de la voie que le cinéaste a décidé de ne pas prendre.
Mondongo 2 (Retrato de Mondongo) et Mondongo 3 (Kunst der Farbe) sont deux films qui annoncent d’emblée leur origine dans un échec. L’échec d’un projet. De cet échec naît une prodigieuse liberté d’invention. Pouvez-vous expliquer ?
On pourrait dire que le premier échec est réel et que le second est inventé, comme un jeu ou une satire. En même temps, il faut dire que ce qui fait des deux films des « échecs » se produit à la fin du processus. La dispute entre le portraituré et moi, qui met fin à une amitié de vingt ans, se produit à la fin du processus, une fois que tout a été filmé. En d’autres termes, l’échec est ex post, il survient alors que les films sont presque terminés et consiste en la découverte que nous n’étions plus amis et que le film nous avait irrévocablement séparés. Le défi de Kunst der Farbe a été pensé à l’avance : La seule chose que fait le conflit entre nous, c’est de le doter d’une vérité qui avait toujours été là, mais que nous ne comprenions pas nous-mêmes. Le film savait que notre amitié était morte bien avant que nous le sachions nous-mêmes. En ce sens, ce qui échoue est quelque chose qui existe en dehors des films, mais les films, cruels et fiers, triomphent dans leur statut de voyants et de devins.
L’échec est peut-être avant tout celui d’un défi qui n’a pas eu lieu : défi lancé à Mondongo, défi aussi du cinéma à la peinture. Dans Mondongo 2, la comédie est déjà présente mais l’amertume aussi, et une certaine douleur. Dans Kunst der Farbe il n’y a plus que la comédie, le jeu, la joie. On sent une libération.
C’est certainement le cas dans la petite comédie qui a lieu entre mon personnage, une sorte de Fritz Lang, le personnage de Pilar Gamboa (une Juliana réticente) et María Villar, qui serait quelque chose comme l’esprit d’Itten, ou même l’esprit du Bauhaus, ou même l’esprit de l’Allemagne entière. Cela (qui a également été fait avant la Ruptura) était en effet une libération – encore la fiction, sans demi-mesure, sans peur et sans scrupules ! Ce fut, si je puis me permettre cette impudence, une rencontre presque sexuelle, une redécouverte du plaisir après des années de lutte contre un matériau insaisissable, une image qui refusait sans cesse de se livrer à la caméra et à moi. Ce n’est peut-être qu’à ce moment-là que j’ai réalisé à quel point j’avais passé des années à lutter pour faire un film qui ne voulait pas exister, et à quel point cette même chose était facile et joyeuse lorsque les images s’ouvraient et se mettaient de notre côté. Peut-être que la joie que suggère la question est due à cette découverte : quelqu’un qui, après des années, se dit « Pastelero, a tus pasteles« , comme le dit Violeta Parra.
Le film est fait de six (?) matériaux différents. Prenons-les l’un après l’autre.
D’abord la collection de plans glanés par Agustín Mendilaharzu et vous sur les routes et dans la campagne : dominent toutes sortes de véhicules ou conducteurs : avions, voitures, motos, câbles de haute tension. Selon quelles directions cette campagne de filmage dans les paysages s’est-elle effectuée ?
Donc, au début il s’agissait d’un jeu assez simple : partir à la recherche de couleurs dans la campagne. J’avais vu ces grands panneaux publicitaires vides et colorés sur la route et j’ai décidé de commencer par là. Je voulais aussi filmer les « queues de renard », cette sorte de roseau à plumes blanches qui apparaît en automne dans les plaines pampéennes. À partir de là, le jeu s’est développé tout seul : où trouver le rouge, où trouver le jaune, où trouver le brun. J’avais aussi depuis longtemps l’idée de filmer la moisson du blé, que je trouvais fascinante. C’était donc un peu comme aller chercher des champignons dans la forêt. C’est la première chose que nous avons faite pour ce film, c’était presque irrationnel. Personne ne comprenait à quoi servaient ces choses.
Ensuite les essais et répétitions des saynètes de fiction, où votre goût de la comédie et de la bouffonnerie se donne libre cours. Vous formez un trio très joueur et très complice avec les deux actrices, Pilar Gamboa et María Villar. Pouvez-vous nous parler d’elles ? De la manière dont vous avez conçu ces scènes ?
C’est la dernière chose que j’ai tournée, quand j’ai réalisé que le jeu des couleurs devrait être un film en soi. Sur la base d’une phrase prononcée en passant dans Mondongo II (quelque chose comme « Nous ferons un défi et je serai une sorte de Fritz Lang ») et de la situation fictive qu’ils refusent de jouer, il m’est venu à l’esprit (alors que ce film était déjà en train de partir en vrille) de filmer précisément cette fantaisie. Encore une fois : à l’époque, la rupture entre Mondongo et moi n’avait pas encore eu lieu, et cette scène d’inimitié était donc tout à fait prophétique. Quant à María et Pilar, ce sont des personnes très proches de El Pampero Cine. María, la vedette de tant de films d’Alejo [Moguillansky], et Pilar, avec qui, après La Flor, nous nous connaissons et nous nous comprenons d’une manière presque télépathique – même si elle ne cesse de m’étonner. Dès que j’ai vu que je pouvais mettre ces femmes merveilleuses dans un nouveau film, je les ai appelées, j’ai écrit les scènes et nous avons tout tourné en un après-midi. Je pense que c’est là qu’intervient un fort sentiment d’appartenance, presque patriotique, et cette patrie, c’est le cinéma. Je pense que ce qui a fini par nous éloigner, les Mondongos et moi, c’est leur incompréhension du cinéma, l’idée que le cinéma est finalement un moyen de montrer les choses et non un sujet en soi. Les retrouvailles avec ces gens du cinéma, éternellement complices, ont été un frissonnant retour au pays natal.
Troisième matériau : Irma Vep, Feuillade, le feuilleton. Comme représentant de ce cinéma-là, muet, noir-et-blanc, cinéma d’action où les péripéties s’enchaînent. Pouvez-vous expliquer ce parti pris ?
J’ai une formation surréaliste : cela signifie que pour moi les approches et les relations sont arbitraires et intuitives. L’association avec Feuillade correspond à un geste automatique, sans autre réflexion qu’une envie. De même que dans Mondongo II (et aussi dans I) j’ai imaginé que la musique de Bernard Hermann pour les films d’Hitchcock pouvait être un élément qui donnerait plus de force au collage, il en a été de même avec les images de Feuillade et le concert de couleurs de Gabriel Chwojnik. Je considère Feuillade comme l’un des plus grands cinéastes de l’histoire, mais il en va de même, par example, avec Vigo, et je n’aurais jamais inclus Vigo dans un tel projet. Je suppose que c’est lié à une couche de méchanceté, de perversité qui traverse tout le film. D’où la référence à Lang, peut-être le plus grand cinéaste lorsqu’il s’agit de filmer le mal. Kunst der Farbe est un film où le mal est présent de manière abstraite, et peut-être que Les Vampires – une autre grande œuvre diabolique – collabore à cette sombre présence.
Quatrième matériau, les tableaux de l’histoire de l’art : Cézanne, Giorgione, El Greco, etc. Cinquième matériau : la leçon sur les couleurs au cinéma, professée par Inés Duacastella, l’étalonneuse à son poste de travail, devant les images mêmes du film. C’est très beau, ce geste de confier à l’étalonneuse le soin de livrer le cœur d’une théorie des couleurs au cinéma. De vous mettre en retrait à ce moment-là. D’autant qu’elle le fait si bien.
Ces scènes (peut-être les plus poignantes de tout le film) surviennent à un moment ultérieur, alors que le film était presque terminé. On avait l’impression que la comédie n’était pas suffisante et que le film avait besoin de vérité. Plusieurs personnes ont fait des commentaires à ce sujet après avoir vu le film. Je me suis rendu compte que l’accusation était vraie et que le film manquait d’une réflexion sérieuse sur les couleurs, du moins les couleurs propres au cinéma. J’ai commencé par la couleur argent, qui avait toujours été importante pour moi dans le film parce que c’était la couleur du cinéma : l’écran argenté. J’ai décidé de filmer une conversation avec Inés, pendant qu’elle travaillait sur les matériaux finaux. Son regard était si lucide qu’il s’est rapidement étendu au marron, au blanc et à l’or. La dignité du cinéma y apparaissait avec force, la manière sage dont le cinéma a abordé certaines couleurs qu’il ne doit pas nécessairement à la connaissance de la peinture mais les aborde à partir de sa propre spécificité : un art de la lumière, dans lequel la lumière n’est pas nécessairement une reproduction ou un artifice mais travaille efficacement avec la lumière du soleil, comme sa grande sœur la photographie. C’est là qu’est apparu ce que le cinématographe pouvait ajouter à la théorie laborieuse d’Itten, pour qui la lumière est un élément un peu moins qu’inexistant. Je trouve la scène touchante autant que lucide : cette petite femme dans une salle de Buenos Aires, débattant d’égal à égal avec un grand professeur du Bauhaus. J’ai l’impression que le cinématographe se valide en tant qu’art démocratique et populaire, en même temps qu’elle est capable de connaissances profondes, bien loin du mépris avec lequel on la voit, par exemple, dans les arts visuels. Peut-être y a-t-il là, une fois de plus, un exemple du patriotisme cinématographique dont j’ai parlé plus haut.
De manière générale, vous êtes à la fois tout à fait au centre du film, comme metteur en scène/acteur, et sans cesse en marge, au sein d’une petite troupe à laquelle vous accordez toute sa place. Pouvez-vous commenter ?
Je ne pense pas avoir jamais fait un film dans lequel la collaboration était aussi manifeste. Le montage (que vous ne mentionnez pas dans votre découpage méticuleux des éléments) a été réalisé par le jeune Ignacio Codino presque seul. C’est lui qui a trouvé la musicalité et le système qui régit les collages de couleurs très compliqués qui sont au cœur du film. Je crois que l’identité du film lui doit plus qu’à moi, et il n’est pas juste de me mettre à la place de « l’auteur » en laissant de côté son travail, qui n’est certainement pas moins auteur que le mien. Il en va de même pour la musique de Chwojnik, que je considère comme l’un des grands compositeurs vivants. Ma place ici n’est que celle du directeur de cirque, celui qui sort pour annoncer les numéros : ce sont eux, en réalité, les fauves et les funambules.
Au bout du compte, Kunst der Farbe n’est ni un film sur les rapports entre cinéma et peinture du point de vue des couleurs, ni un traité des couleurs au cinéma. Plutôt une comédie de la couleur. Etes-vous d’accord avec cette vision du film ?
Je dirais oui pour les premières couleurs. Vers la fin, quand les couleurs du cinéma apparaissent, le duel devient réel, et c’est là que le cinématographe et ses compagnons sortons de l’ombre pour dire au monde qui nous sommes. C’est une sorte de guerre froide qui se joue là, et l’on assiste même à une défection, de rigueur dans le genre, pour notre camp : Une défection majeure. Je parle bien sûr des Glaneuses de Millet, qui passe définitivement du côté du cinéma. C’est un moment de gloire, même si nous avons toujours su, depuis Agnès Varda, qu’elles étaient des nôtres, comme Olympia, comme l’éclair de Giorgione et comme l’homme qui regarde la caméra dans La reddition de Breda.
Propos recueillis par Cyril Neyrat
Écouter l’entretien Cinémoi avec le réalisateur, enregistré par Radio Grenouille