• Compétition Internationale

El espiritu de la araña

The spirit of the spider

Antonia Rossi

Qui ne s’est, enfant, prêté au jeu d’un.e démiurge solitaire, agençant figurines et personnages dans un théâtre de fortune ? Qui est cette personne qui manipule les ombres dans une usine désaffectée où perce à peine la lumière du jour ? Faire monde et faire un film trouve avec El espíritu de la araña une identité de nature dans une aventure plastique qui joue d’une circulation organique entre valeurs de plans, trouble et netteté, ombres et reflets, techniques de fabrication de l’image et corpus iconographiques. Le tout dans un mutisme radical qui rapproche l’être vivant à l’œuvre du monde animal. La caméra d’Antonia Rossi accompagne plus qu’elle n’observe des gestes de création, véritables rituels du quotidien dans l’atmosphère feutrée de cet espace abandonné et a priori hostile. Son habitante provoque la pousse d’une sorte de lichen dont elle se revêt. Une façon littérale de prendre racine. Des graines germées deviennent un paysage au sein duquel une main filmée en gros plan glisse comme une limace futuriste. El espíritu de la araña opère le déploiement d’une mutation par la fabrique expérimentale d’une autre façon d’habiter. Habiter en araignée. L’extérieur est épié et tenu à distance. Cette dichotomie construite avec un intérieur relève moins de la séparation d’espaces que de temps. Les visions urbaines pourraient être la ruine d’un avant, et cet intérieur, autre forme de ruine ici industrielle, un futur comme l’occasion de reconfigurer des images, des symboles et produire de nouveaux récits. Et donc de nouveaux mondes. L’espace filmique est alors le lieu propice à ce qu’advienne le Chthulucène (nom dont la première des sources est une petite araignée californienne), espace-temps parallèle inventé par Donna Haraway où se créent fragilement « les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme », possibilités précieuses et secrètes toujours menacées par l’appétit destructeur des grues.

Claire Lasolle

Avec El espiritu de la araña, vous poursuivez le travail d’expérimentation sur les images commencé avec El eco de las canciones (FID 2010) et Una vez la noche (FID 2018). Comment ce projet a-t-il vu le jour ? Comment avez-vous procédé ?

Depuis l’université, je me sens mal à l’aise avec l’approche traditionnelle de la réalisation. Avec la manière dont on nous apprend à faire des films, à représenter la réalité ou à élaborer une fiction. En général, il s’agit de films avec un rapport de cause à effet bien défini, un récit linéaire, un scénario gravé dans le marbre, et un système de production très pyramidal. J’ai vite compris qu’il fallait que je trouve ma propre façon de faire pour me sentir à l’aise. Je me suis rapprochée des arts visuels pour intégrer d’autres matérialités, comprendre d’autres langages, et pouvoir ainsi les associer à ce qui m’intéresse dans le cinéma. Cela s’est traduit par beaucoup d’expérimentations de manière générale : non seulement sur les images, mais aussi sur le son, le scénario et la production. Le tout entraînant une remise en question de l’efficacité et de la signification des codes réalistes, afin de changer la façon dont nous regardons le monde, ce que nous savons et la façon dont nous accédons à la connaissance, entre autres choses, en utilisant la pratique artistique elle-même comme un moyen et un instrument de découverte.
Concrètement, l’essentiel pour moi demeure le processus créatif lui-même. Je m’engage toujours dans un processus très long (7 ou 8 ans) au cours duquel l’équipe créative et moi-même intégrons chaque élément, petit à petit. Le thème de départ et la forme finale du film évoluent avec le temps. Chaque projet débouche sur des matérialisations différentes en fonction des thèmes abordés et des personnes rencontrées. Roberto Contador, mon principal collaborateur, m’accompagne tout au long du processus. Il a notamment été co-scénariste et monteur sur mes films précédents.

L’actrice Maria Garcia incarne une femme qui s’installe dans une usine désaffectée, entre gestes quotidiens et gestes créatifs. Démiurge solitaire, elle recrée une ville miniature, un théâtre d’ombres. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce geste ? S’agit-il d’une œuvre conçue spécialement pour le film, ou était-elle antérieure au projet ?

Le film a pour point de départ la ville et les femmes.
Quelle est notre relation, en tant que femmes, à cette ville construite de façon androcentrique ? Comment l’habitons-nous et la peuplons-nous ? Quel est réellement notre espace ?
Je me suis intéressée à différentes femmes, à leurs vies et leurs pratiques, y compris des groupes féministes qui préconisent une nouvelle forme d’architecture. Leurs témoignages et leurs travaux ont insufflé l’idée de femmes telles des ombres habitant le monde, ce qui a conduit à une expérimentation sur la matérialisation par le biais de silhouettes, et sur la nature du fantôme comme une couche parmi d’autres de l’existence quotidienne.
Sur la base de ce postulat, j’ai commencé à me demander ce que cela ferait de donner forme à ce féminin déplacé. Qu’est-ce que ce serait de vivre sous une autre forme, en changeant le temps et l’espace de cette forme ? Tout dans le film tient de la sorcellerie, il s’agit depuis le début d’un rituel. D’une enquête introspective pour créer notre propre récit, notre propre façon d’habiter le monde. Par le rituel, nous cherchons à élargir le temps et l’espace, à leur conférer une autre densité, une autre cadence.
Le mouvement naît de l’intérieur, dans la certitude de l’intuition.
Le personnage plonge en elle-même pour trouver les images, qui se brisent et donnent naissance à de nouvelles choses, tout comme j’ai également cherché en moi-même et chez d’autres femmes qui ont participé au processus créatif. De ce mouvement ont émergé l’élément de la nature, l’idée de l’animalité et celle d’une « chambre à soi » comme moyen de créer. Une conversation intime avec notre propre mystère et notre propre façon de découvrir.

El espiritu de la araña puise dans tout un répertoire de figures et d’images de femmes qui semblent tirées de l’univers des films d’horreur, de la voyance, de la publicité américaine des années 1950, ou encore de la littérature d’épouvante, et qui mobilisent un certain fétichisme pop. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette iconographie ? Comment avez-vous sélectionné ces images ?

J’ai toujours été intéressée par les images d’archives. J’aime les sauver de l’oubli et leur donner une nouvelle signification. C’était déjà le cas dans El eco de las canciones, et ça l’est à nouveau dans El espiritu de la araña. Pour ce dernier projet, j’ai retrouvé des films érotiques tournés en Super 8 dans les années 1980 et même avant. J’avais à cœur de préserver et de revoir les représentations de ces femmes, de leurs corps, de leurs activités, dans le cadre de l’histoire que nous portons. Le personnage récupère toutes ces images dans une forme de spiritisme, voire d’auto-spiritisme. On pourrait dire que ce sont toutes les femmes qui l’habitent. C’est son imaginaire, et son matériau de création.

Pourquoi l’araignée ? Comment cet animal vous a-t-il inspiré pour le film ?

Je suis très intéressée par notre rapport aux animaux en général, à leur façon de vivre et de ressentir les choses. Je pense que nous avons beaucoup à apprendre de notre coexistence avec eux.
L’araignée m’intrigue tout particulièrement, parce qu’elle tisse son propre monde. Elle construit un environnement à partir d’une chose qu’elle génère elle-même. Un entrelacement complexe qui lui offre un habitat unique, doté d’une énorme valeur expressive.
Comme elle vit généralement dans l’obscurité, dans les coins reculés d’une maison, elle se cache et observe de loin.

Le film est dépourvu de dialogues ou d’ancrage textuel. Pourquoi ce choix radical ? Comment avez-vous élaboré la bande-son ?

Au départ, le film comportait quelques textes. Pas beaucoup, juste quelques paragraphes, avec la voix-off d’une actrice. Mais en progressant sur le montage, nous nous sommes rendu compte que les textes n’apportaient rien. Ils étaient poétiques, certes, mais ils ne contribuaient pas à l’interprétation ouverte que nous souhaitions obtenir. Il nous a semblé que les mots s’éloignaient de ces nouvelles formes d’expression que nous avions envie d’explorer, et de ces matérialités qui mobilisaient d’autres sens, d’autres parties du corps. Ce que nous voulions, en fin de compte, c’était donner vie à différentes formes de communication non écrite, mêlant performance théâtrale, photographie, dessin, collage et mouvements du corps.
Nous avons toujours voulu que le film soit une expérience plutôt qu’une idée rationnelle.
La bande-son a été conçue dans cet esprit, pour souligner le caractère atmosphérique, intime du film, mais aussi la relation tendue avec une ville qui s’effondre « là-bas », et que le personnage observe avec distance.

Propos recueillis par Claire Lasolle

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Fiche technique

Chili / 2024 / Couleur et Noir & blanc / 63'

Version originale : sans paroles
Sous-titres : sans sous-titres
Scénario : Antonia Rossi, Roberto Contador
Image : Antonia Rossi, Roberto Contador
Montage : Antonia Rossi, Roberto Contador
Musique : Roberto  Contador, Jonathan Darch, Merce  Jara Muns
Son : Jonathan Darch
Avec : Maria Garcia

Production : Roberto Contador (Malaparte), Antonia Rossi (Malaparte)
Contact : Antonia Rossi (Malaparte)

Filmographie :

Short fiction films:
Coming Home (2000);
Midafternoon (2001);
Hitchhiking (2003); and
Interval (2005)

Experimental feature films
Essay” (2005)
Echo of the Songs (2010)
Once the Night (2018)
The spirit of the spider (2024)