Dans vos films précédents, The Dubai in Me (FID 2010) et Mocracy, Neverland in Me (FID 2011), l’État et son idéal étaient perçus comme un mirage. Ici, dans un ouragan étourdissant, vous mélangez le discours propagandiste et l’IA. Comment ce projet a-t-il pris forme ? Comment avez-vous travaillé avec l’IA ?
The Dubai in Me est mon tout premier film. Et Mocracy, Neverland in Me qui explorait déjà l’idée que les images pouvaient façonner les réalités, était à ce jour ma tentative la plus folle pour refuser de leur prêter crédit. Les plus récentes avancées de l’IA permettent désormais à ces images de générer une vue bien plus homogène de ce monde. Et puisque Do You Want to See Part Two? revient à Dubaï, en s’invitant également cette fois en « Allemagne » et à « Saint-Pétersbourg », dans le « Cœur de l’Europe », nous pouvons également y assister à la manière dont la réalité commence déjà à donner l’impression d’être façonnée par une IA générative. J’ai écrit un texte plus complet au sujet des aspects moraux, psychologiques et politiques qu’implique la réalisation de ce genre de films et leurs « dialectiques sans passion » (Heiner Müller), lequel est disponible ici.
Vous prenez pour point de départ des images tournées à Berlin, à Moscou, et dans les rues de la ville chinoise de Guiyang. Qu’est-ce qui vous amené à relier ces situations ? Marx ?
Marx a été abandonné par les Poutinistes en Russie, et le communisme est illégal en Allemagne (de l’Ouest) depuis 1956 (date de l’interdiction du KPD), mais Marx demeure important pour le KP chinois, et semble resurgir à travers une réappropriation populaire de son « Maschinenfragment ». Le principe directeur de ce film, c’est de ne jamais perdre de vue les plus petits communs dénominateurs. Aujourd’hui, l’homogénéisation comportementale, amplifiée par les technologies numériques, tient lieu d’un tel accélérateur. Voilà pourquoi on assiste à ce resurgissement de Marx, en ouverture du film et animé par machine learning, regardant les spectateurs droit dans les yeux.
Vous créez une sorte de politique-fiction (au milieu de laquelle se trouve Poutine), en vous concentrant sur la situation russe et sur la propagande (passée et actuelle) sévissant dans ce pays. Pourquoi vous intéresser à cela en particulier ?
Je me suis rendu plusieurs fois en Ukraine et en Russie : la toute première fois que j’ai visité Moscou, le pays s’appelait encore Union Soviétique. Notre regard occidental sur l’Europe de l’Est semble toujours tout à fait limité et biaisé (ne parlons même pas de la Chine !). Le belliqueux Poutine n’est qu’un personnage servant de masque entre l’Europe et la Chine, ou un « cosplayer de 1941 » comme c’est énoncé dans le film. J’ai eu l’idée de réaliser une uchronie en regardant ce film de Tarantino, Inglorious Basterds. Par exemple (attention au spoiler !), il y a une séquence où je chante la ballade « Belsatzar » de Schummann / Heine, qui rapporte un tyrannicide. Les sous-titres et le montage, qui puise dans le détournement « Criminal Russia » du jeu GTA, ancrent ce récit dans l’année 2022. Et les nombres cruels présents dans les commémorations de la Seconde Guerre Mondiale à Moscou, qui évoquent les années 1945 et 2022 (comme si tout cela se valait), deviennent les dates de la naissance et de la mort de Poutine.
Votre père et vous-même (ou est-ce votre avatar?) êtes présents dans le film. Pourriez-vous nous éclairer sur ce parti-pris ?
Mon père était un sous-officier de la Wehrmacht qui a combattu à Stalingrad ; sur la fin de la Seconde Guerre Mondiale, il a été soldat d’occupation à La Ciotat, puis prisonnier de guerre à Ouarzazate. L’histoire complexe qui relie Russie et Allemagne agit en profondeur au sein des structures familiales. J’ai pensé que cela devait être examiné dans ce film. La question de savoir qui est véritablement en train de parler devient de plus en plus urgente de nos jours. J’ai animé deux photos de mon père à Stalingrad, et une personne qui me ressemble apparaît, parle et chante également dans le film.
Il semble que ces trois pays aient une chose en commun : l’« homogénéisation comportementale ».
L’homogénéisation comportementale est un processus inconscient traversant les populations exposées au capitalisme de surveillance numérique. Gilles Deleuze a décrit la « société de contrôle » comme une étape théorique intervenant en aval de la société disciplinaire. C’est une transition qui nous voit passer d’une société de punition à une société où le comportement – délibérément non-intentionnel – est totalement internalisé. Avec l’implémentation du machine learning, les possibilités de contrôle de soi-même et des autres sont devenues illimitées et indiscernables. À l’échelle des populations et des corps individuels, cette évolution a prolongé le sens de la « biopolitique » ou du biopouvoir foucaldien. C’est pourquoi figurent dans le film des vidéos générées par des IA rapportant la catastrophe migratoire déclenchée par l’Union Européenne en mer Méditerranée. Ces vidéos échappent à la dimension victimaire auxquelles les photographies nous ont habitué.es à être exposé.es en s’inspirant du texte de Susan Sontag, « À propos de la douleur des autres ».
Vous citez Walter Benjamin et son concept d’image dialectique : avez-vous cherché à esquisser, avec ce film, une image dialectique de notre époque ?
Il y a une connexion (cachée) entre tous mes films. Ils sont inspirés par des penseurs différents – peut-être même par des figures paternelles différentes. Baudrillard influence Dubai et Desert of the Real. Kittler influence Mocracy. Deleuze, Iphonechina. Et Foucault, AI is the Answer – What Was the Question. Dans son texte aphoristique tardif, « Sur le concept d’Histoire », Benjamin développe des thèses qu’on pourrait qualifier de pré-postmodernistes en raisonnant contre le concept d’authenticité : « L’histoire a affaire à des enchaînements et à des chaînes de causalité, arbitrairement tissées. […] Nous pouvons […] apprendre cela du passé en prétendant que n’importe lequel de ses moments serait du présent ». Pour moi, ce principe directeur fait de ce film un objet postdramatique. Ce terme vient d’un courant particulier au sein des écoles dramatiques allemandes qui se préoccupe avant tout du méta-texte. Ce film est également un objet de narrativisation, qui s’attache dès lors à prétendre faire coexister des récits divers, par le collage etc. L’objectif est de susciter un effet dans le public davantage que de rechercher son adhésion stricte au récit. Le film combine des styles et des procédés de montage variés pour représenter l’« après » ou l’« au-delà » du dialogue. J’aimerais beaucoup que Benjamin puisse voir ça …
Le nom de l’auteur (le vôtre) disparaît. Faut-il y voir le signe d’une dystopie à venir ?
Je suis un opposant forcené à la logique capitaliste du copyright. Cette marchandisation des fichiers numériques est, à ce jour, totalement incompréhensible en Europe de l’Est ou en Chine. Aucun de mes films ne s’inscrit dans le paradigme du droit d’auteur : dans cette utopie, faites ce que vous voulez, et moi aussi ! Je vois l’arrivée de l’IA comme un outil nouveau permettant de déguiser la fonction de l’auteur. Le réalisateur du film, cricri sora ren, est une boîte noire comme l’est l’IA. Sitôt qu’il devient compliqué de savoir qui parle (et ce que tout cela signifie de toutes façons !), le public se réveille. Il doit faire sens de tout cela par ses propres moyens. Les simulateurs de mondes générés par IA pourraient en fin de compte s’avérer utiles ici, puisque les humains semblent échouer partout. Les algorithmes deviennent ainsi « des modes d’existence » (Luciana Parisi). En dernier ressort, Do You Want To See Part Two? est un film contre la normalisation, contre le fascisme, « surveillé par la machine elle-même » (Alan Turing).
Entretien réalisé par Nicolas Feodoroff