Contretemps est une chronique personnelle de 5 ans d’histoire politique du Liban : de la ferveur du soulèvement de 2019 au désespoir qui a suivi l’explosion du port, jusqu’à la destruction de Gaza par Israël. A quelle nécessité personnelle répond ce film ?
Toutes ces vidéos ont été filmées avec mon téléphone, et jamais dans l’intention d’en faire un film. J’étais au cœur des manifestations à Beyrouth, je filmais, et je postais, comme on dit, sur mon compte Instagram. Pas mal de ces vidéos ont été « postées », c’était quasi au quotidien durant le soulèvement au Liban, fin 2019 / début 2020, cinq mois à peu près, avant la pandémie qui a brisé l’élan en quête d’un deuxième souffle. Une sorte de carnet de bord visuel et sonore. En parallèle, j’écrivais des textes qui ont été publiés sur le site lundimatin, en France, et chez Megaphone news, au Liban.
L’idée du « film » m’est venue d’un coup. J’étais au Sénégal où je travaillais sur un autre projet. Je parcourais rapidement les vidéos stockées dans mon téléphone, m’apprêtant à faire de la place, quand je me suis mis à les regarder pour la première fois en fait. J’avais soudain du recul. C’était en juin 2023. Aussitôt je me suis mis à sauvegarder toutes les vidéos liées au soulèvement et aux mois qui ont suivi sur un disque dur, les organisant chronologiquement. Octobre, novembre, décembre, janvier… Je ne savais pas à quelle date j’allais m’arrêter. Très vite, une fois revenu à Beyrouth, j’ai commencé le montage. La chronologie s’est imposée sur le champ. Au début, j’avais le sentiment idiot de prendre comme une revanche contre le déroulement du temps qui n’en finissait plus de nous écraser. Une revanche collective, tout autant que personnelle.
La première moitié est consacrée au soulèvement : la succession des manifestations produit le sentiment d’un mouvement inarrêtable. Quel était votre état d’esprit, filmant au milieu de la foule. Aviez-vous des partis pris de filmage ? Qu’est-ce qui a guidé le montage de cette matière collective ?
J’étais au cœur, je filmais depuis dedans, j’en faisais partie. Et je ne pouvais qu’être parmi celles et ceux dont je me sentais plus ou moins proches politiquement, celles et ceux qui n’étaient pas que dans la réaction à la crise sociale, économique. J’étais dans la rue jour et nuit, nous dormions à peine, et j’ai participé à plus d’une réunion politique, sans jamais les filmer. L’élan des premiers mois était très festif, une ivresse, il y avait ce sentiment qu’une conscience politique était en train de naître. Je filmais comme j’ai toujours plus ou moins filmé, frontalement, comme disaient certains anciens. Ce que je vois, sachant que ce je ne vois pas, que je ne peux pas voir, importe autant, si ce n’est plus. « Nous » certes, mais je n’ai jamais eu la prétention de dire ou filmer au nom de… Nous, pour moi, veut dire « faire partie ». Mais, je me répète, je ne filmais pas dans l’intention d’un film, ni même pour documenter. C’était un carnet de bord, mon bord, que je partageais presque instantanément. J’étais dans ce soulèvement, j’en faisais partie. Au montage, je voulais rendre cet élan, cette fièvre, l’incessant flot des premiers mois, sans commenter.
Soudain les rues se vident. Beyrouth devient une fille fantôme. Vous continuez à filmer, à documenter ce vide. Pouvez-vous nous parler de ce basculement – lié au confinement, que vous ne nommez pas –, de la manière dont vous l’avez abordé, au quotidien, avec votre téléphone portable ?
Cet élan s’est étiolé, écroulé, avec le confinement – tout va tellement vite en ce monde, qu’on n’a même plus le temps de se retourner sur ce pourtant insensé temps. J’ai continué à filmer, instinctivement – pour ce que ce mot veut bien dire encore. Toujours partageant sur mon compte Instagram. J’étais encore dans mon élan du carnet de bord, filmant autant de mon balcon que la ville dépeuplée, en plus d’escapades en montagne. À un moment, la Cinémathèque Française a proposé à pas mal de gens de faire des lettres filmées en ce temps de confinement. Un autre site aussi m’a proposé de faire une vidéo. J’ai utilisé des vidéos que j’avais déjà, y ajoutant deux ou trois. L’idée d’un film n’existait toujours pas cependant. Je crois bien que j’étais tout simplement encore « dedans », sans « recul ».
C’est aussi à ce moment que le film s’ouvre en deux pour une longue séquence très intime, consacré au déclin et à la mort de votre mère, que vous racontez, décrivez en écrivant sur l’image. Pouvez-vous commenter cette brusque rupture de ton et d’écriture ?
En montant, inévitablement, j’avançais vers le terrible été 2020, terrible autant à titre personnel que collectif – l’explosion du 4 aout. Je me suis alors arrêté un temps, plusieurs jours. La maladie de ma mère, sa soudaine disparition, celle de mon père, le tout en moins de trois mois… J’étais de nouveau submergé. Encore plus en fait, comme si soudain je m’étais rendu compte de toute l’ampleur des choses. Les images n’avaient soudain pas leur place. J’avais de toutes façons effacé le peu de vidéos que j’avais de ma mère en prise avec sa longue maladie. J’avais le sentiment de violer son être de plus en plus absent… Ce qui est écrit à l’écran est aussi de l’ordre de la chronologie, il s’agit d’un texte que j’ai écrit peu de temps après, sans le publier immédiatement. J’ai repris des fragments de ce texte qui s’intitulait « contre le jour ».
De strictement collectif, le film devient de plus en plus intime. L’écriture devient de plus en plus présente à l’image. Comment ce mouvement s’est-t-il dessiné ?
L’écriture m’accompagne, depuis toujours. À partir du moment où elle est entrée franchement dans Contretemps, elle ne pouvait que se poursuivre. L’écriture sur l’écran participe de l’image, même sur un fond noir. Des fragments, des plans-textes.
Comment aborde-t-on le montage d’une telle masse d’images faites en-dehors de tout projet ? Comment avance-t-on dans le montage ? En quoi ce montage est-il « contretemps » ?
La structure chronologique m’a permis d’avancer au jour le jour, au mois le mois, éliminant ce qui n’avait pas sa place. Je (re) découvrais tout en montant ces vidéos supposées être sans lendemain. En fait, j’étais dans un état presque second, même avec les inévitables temps d’arrêt. « Contretemps », peut-être parce que paradoxalement, alors que je suis dans un déroulement chronologique, le temps est contre, « l’ordre du temps » est dérangé. La prétendue succession linéaire, le présent, sont constamment contrés. Le temps est en fait discontinu.
De chronique d’un soulèvement, le film devient peinture du désastre, « qui prend soin de tout », comme l’énonce un carton. Il s’enfonce dans la nuit, dans le noir, mais aussi dans l’intime d’une sorte de journal filmé. Pouvez-vous revenir sur cette évolution de l’écriture filmique ?
Nous avons perdu le commun, le si précieux commun, si fragile face aux pouvoirs, face à l’imparable logique marchande, à toutes sortes d’intérêts… La nuit gagne alors, le tunnel se fait long, très long.
Reviennent des motifs dans cette seconde partie du film : la cécité, les yeux qui ne voient plus ou se ferment ; le silence, les mots qui ne se disent plus. Quelle est la place du cinéma, face à cette cécité, ce mutisme ? Peut-il aller contre ? Contretemps, est-ce aussi un mouvement à rebours qui permettrait de continuer de voir, entendre, parler ?
Je ne sais pas ce que peut le cinéma, qu’elle est sa place aujourd’hui, sinon exprimer ce trouble qui nous agrippe de partout, qui agrippe le régime même des images, cette perdition qui constamment menace. Non pas la représentation de ce trouble, de « l’état des choses », mais lui-même (le cinéma) profondément affecté, sa propre vue, son propre corps, ses propres organes… Je ne sais pas. Chaque jour ou presque vient ébranler encore plus la moindre lucidité que l’on croyait posséder. Que je croyais posséder, du moins.
Le désastre final, son point culminant, c’est évidemment la destruction de Gaza, que vous évoquez via le récit d’une conversation téléphonique avec un ami palestinien enfermé à Bethléem. Une voix, qui n’est pas la vôtre, porte ce récit. Comment est-il né, pourquoi sous cette forme ?
J’avais arrêté le montage de Contretemps en septembre 2023. Brusquement, peu de temps après, tout a basculé. Le 13 octobre j’apprends que le corps d’un ami et camarade, qu’on avait perdu de vue, a été retrouvé à Gaza, corps démembré, énième victime des implacables bombardements sur Gaza. La rage, la colère s’emparent de moi. Très vite, j’entre en communication avec d’autres amis, camarades, vivant en Cisjordanie occupée, fragmentée, et très loin d’être épargnée, même si à une échelle moins sanguinaire, moins monstrueuse. Une communication très régulière, tous les deux, trois jours, depuis plus de huit mois maintenant. J’ai écrit un texte, publié sur lundimatin aussi, en novembre dernier, qui relate une conversation avec un ami vivant à Bethléem. J’ai hésité un temps, avant de décider que Contretemps finirait avec cet échange.
J’écris en français, mon ami Bassem Fayad (chef opérateur de mes deux dernières fictions) m’a aidé à traduire le texte en arabe. J’ai compris alors qu’il me fallait entendre une voix relatant cette conversation. Une voix « d’ici », témoignant. Si mon arabe avait été meilleur, ça aurait été ma voix, mais j’ai préféré celle de Bassem. Sa diction, son timbre, me convenaient bien mieux. La Palestine qui est si proche, à tous les niveaux, mais inaccessible géographiquement, nous rappelait à son effroyable, si douloureuse réalité.
Au générique, vous écrivez « une vidéo de Ghassan Salhab ». Pas « un film ». Pourquoi ?
Peut-être que parce qu’à l’origine le mot, en latin, veut dire « je vois ». J’ai toujours aimé ce mot.
Propos recueillis par Cyril Neyrat