• Compétition Flash

NAFURA

Paul Heintz

Dans ce road movie nocturne, Paul Heintz poursuit son travail situé à la lisière du réel (Foyers, FID 2018), attaché à creuser les imaginaires, leurs vertus parfois ambivalentes, pour mieux défaire le pouvoir coercitif dont ils sont aussi parfois l’instrument. Nous voici avec trois amies, un chaud soir d’été quelque part en Arabie Saoudite. Une ville, et au loin, une monumentale fontaine, jet phallique s’il en est. Et alors que l’on devine au loin l’eau jaillissante, les trois jeunes femmes, pour tromper leur ennui, se lancent dans une joute verbale dont le terme nafura constitue le cœur. De cette histoire d’eau et de fabrication des imaginaires urbains et politiques, dans un pays où chacun sait combien elle est un bien précieux, comme un symbole de richesse et de pouvoir, Paul Heintz en retourne les effets. Explorant littéralement l’envers de ce décor, le film offre un récit autre, menant d’une fable politique à son contrepoint en forme de dérive nocturne, et ouvre ainsi à une réflexion sur le pouvoir et les interdits. Nafura – le film met en mouvement les corps, met en œuvre les images, les voix, le langage, ses puissances d’inventions impertinentes comme sa force subversive. En filmant ces femmes avec les voix troublées et les visages altérés, faces lumineuses de leur présence irradiante et brûlées par leur invisibilité nécessaire, Paul Heintz manifeste par ce geste fort la puissance de leur liberté malgré la contrainte. Et Nafura – le mot – se déploie, contamine tout ce qui l’entoure, comme une contre-forme agissante, aussi joyeuse que corrosive.

Nicolas Feodoroff

Shānzhài screens (2020) était tourné en Chine, Characters (2022), à Londres.Pourquoi avez-vous réalisé votre nouveau film, Nafura, en Arabie Saoudite, à Djeddah ?

C’est en 2020 que j’ai commencé à m’intéresser à la fontaine de Djeddah, un monument aquatique de 312 mètres de haut construit à même la mer dans les années 1980. C’est un jet d’eau qui est considéré comme le plus haut du monde. Je trouvais que ce jet d’eau, par sa grandeur et sa magnificence, pouvait nous raconter quelque chose du pouvoir. Un pouvoir fou de contrôle sur le territoire, surtout quand on sait que l’Arabie Saoudite est composée pour plus de 80% de désert. Et bien au-delà de cette folie d’ingénierie, j’ai imaginé, à travers l’écriture d’un poème d’abord, la manière dont le contrôle de l’eau nous parle du contrôle politique des corps. 

Comment avez-vous choisi les actrices complices et étaient-t-elles impliquées dans l’écriture des dialogues ?

Arrivé sur place en Arabie Saoudite, je me suis rendu compte que le jet d’eau de Djeddah n’était en fait qu’un point de départ et peut-être qu’un prétexte. Que ce monument aquatique visible et connu de tous dans la ville nous racontait d’autres histoires. J’ai alors mis de côté l’écriture poétique pour me consacrer à la rencontre en me demandant ce qu’aurait à me dire la jeunesse saoudienne de cette fontaine. J’ai rencontré les actrices du film un soir d’hiver sur la corniche, qui est l’un des rares lieux de socialisation. Depuis la corniche, on peut observer le jet d’eau, ce n’était pas un hasard. Après plusieurs moments de discussions et d’essais, je leur proposais le scénario : un road-trip en voiture, à la recherche de la source imaginaire de ce jet d’eau. Il y avait un point de départ, un point d’arrivé. Entre les deux, je les invitais à des jeux de discussions fictionnels leur permettant de se raconter.

Quelle valeur ont les plans de la fontaine semblant être tournés sous l’eau ?

En parallèle du trajet des personnages du film, j’ai voulu reconstituer le trajet de l’eau et que ma démarche documentaire se déplace ailleurs. Il n’y a eu aucun plan tourné sous l’eau mais des moments de remise en scène aquatiques en 3D. J’ai scanné en photogrammétrie des morceaux de rues, des éléments antiques et industriels que je rencontrais au fil de ma recherche dans la ville. Les graffitis que je photographiais dans les quartiers du sud de la ville en plein destruction me rappelait le poème que j’avais écrit. Je documentais des quartiers qui étaient sur le point de disparaitre. Je scannais aussi le palais abandonné du roi situé dans le centre de la ville, ses immenses salles de réceptions, ses larges couloirs, les chambres de ce qui était son ancien harem. J’ai ensuite collé ces éléments dans un décor de tunnel immergé d’eau : c’est la face B de la ville qui se dessinait, ses histoires cachées pleines de non-dit, de violence mais aussi de désir de liberté.

Nafura, « la fontaine » en arabe, est aussi une invention verbale créée par les personnages pour se jouer des interdits. La liberté est-elle un des thèmes principaux de ce film ?

Oui, c’est un jeu que j’ai inventé avec le co-scénariste, Quentin Faucheux-Thurion. Un jeu naïf d’abord qui devient un jeu sérieux.

Pourquoi avoir rendu les actrices anonymes à l’image ?

Nous avons travaillé pendant un an et demi avec les comédiennes du film sur une forme que le comité de sélection du FID a pu découvrir et programmer : un film de fiction porté par ses personnages. Seulement quelques jours avant la première diffusion du film, les comédiennes ont pris peur pour leur sécurité. Deux solutions étaient possibles : annuler la diffusion ou anonymiser les protagonistes. Je tenais à montrer ce film pour ne pas céder à la peur. J’ai décidé, en accord avec le FID, de montrer une étape de ce travail d’anonymisation des personnages. Plutôt que le flou ou la pénombre qui nous paraissait macabre, on a joué avec l’éclairage et la surexposition pour dissimuler les personnages. Après le festival, je travaillerai à la version finale du film, dans laquelle les voix seront moins robotiques, plus humaines, et les masques de lumière virevolteront à la manière de lucioles. 

Nafura est également un portrait de Djeddah contrasté à travers cette balade en voiture. Qu’en pensez-vous ?

En effet, c’est aussi un film sur une ville en pleine mutation qui raconte son urbanisme violent. C’était la première fois que je découvrais une ville totalement façonnée par le pétrole, une ville aux grandes artères autoroutières où l’espace public et les lieux de rencontre sont quasiment inexistant. Le seul lieu de rencontre pour la jeunesse saoudienne : la voiture. À un moment dans le film j’ai aussi voulu documenter les quartiers du sud de la ville en pleine restructuration. Tout un mode de vie aux petites ruelles sinueuses était en train de disparaitre et le pouvoir dessinait un nouveau plan, plus orthogonal, pour servir le capitalisme, pour plus de surveillance aussi. Les quartiers et nouvelles rues étaient même renommés avec de nouveaux noms provoquant une perte de repère, d’identité.  

Comment avez-vous choisi les morceaux de musique arabe ?

Les morceaux proviennent de nos passions, avec les protagonistes du film, pour la musique et la langue arabe. Les filles me faisaient découvrir Cairokee, un groupe de musique égyptienne que je leur proposais de chanter lors de nos dérives en voiture, et moi, je leur partageais la trap mélancolique de Triplego, un groupe montreuillois qui chante en darija et en français. À mon retour de tournage, je pris contact avec Triplego qui me proposais d’utiliser sa chanson Yamaha. Au début de ce titre, le chanteur Sanguee répète souvent « f’el ma » qui signifie « avec l’eau ». Je décidais d’utiliser cette musique pour accompagner ce trajet aquatique. 

Nafura a une portée politique par rapport à la condition des femmes en Arabie Saoudite. Était-ce votre projet initial ?

Je crois que le film Nafura parle de la jeunesse saoudienne plus que la condition des femmes. Une jeunesse qui est malmenée et violentée plus qu’ailleurs. C’est pourquoi j’ai décidé de dédier ce film à mon amie Doody, une jeune poète qui m’a aidé lors de la construction de ce film. Doody s’est suicidé il y a un an parce qu’elle était persécutée, parce qu’elle devait aller en prison.

Propos recueillis par Olivier Pierre

 

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Fiche technique

France / 2023 / 29’

Détenteurs des droits
Macalube Films
Anne-Catherine Witt
macalubefilms@gmail.com

Paul Heintz
heintz.paul@wanadoo.fr