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PACHEÛ

Camille Llobet

Le massif du Mont-Blanc, ses glaciers, ses murs. Un paysage connu ? Mais qu’est-ce qu’un paysage ? Peut-être avant tout un regard, une expérience des corps, un savoir, et des mots. En trois chapitres et en trois lieux, trois moments de « dialogues – lectures de terrain » se succèdent. Prenant le parti de faire advenir la parole depuis cette haute montagne, Camille Llobet fait ainsi dialoguer les savoirs informés et orientés d’un géomorphologue et de guides de haute montagne pour interroger les perceptions sensibles, pour dire ici la singularité d’un passage, là d’une texture, là le dégel du permafrost. Des corps aux mots,
des images aux sons, nous voici moins devant qu’avec et dans le paysage. Un paysage complexe et fragile, en mutation, qu’elle s’emploie à filmer méticuleusement comme un corps organique, grondant. Scrutant les surfaces, à l’écoute d’échos, attentives aux moindres traces – ce que signifie le titre. De magnifiques plans déploient un regard pris entre la beauté des pentes de neige ou de la masse minérale brute, leur présence tactile, vibrante, et les soubresauts d’une transformation aux manifestations brutales dues au
changement climatique. Craquements de la roche, fonte à contretemps… Ces bouleversements soudains remettent en cause les connaissances acquises, exigent une nouvelle forme d’attention et d’écoute à ce milieu en mutation pour en lire les signes. Attention et écoute auxquelles Camille Llobet nous invite.

Nicolas Feodoroff

Artiste, vidéaste, votre travail vise à explorer les questions de traduction, de langage, de restitution et aussi de perception. Qu’est-ce qui vous a amenée à ce projet ?

Jusqu’ici, j’ai travaillé des formes vidéo issues d’expériences filmées dans des espaces intérieurs. Les corps sont extraits du monde pour se concentrer sur des protocoles de transcription d’une perception en direct mettant en jeu l’oralité, le geste ou la pensée. Avec Pacheû j’ai voulu sortir du studio, penser l’humain dans un milieu et travailler la durée et la place du récit données par la forme longue de l’essai documentaire.

On ne quitte pas la haute montagne, les récits adviennent in situ. En quoi était-ce important pour vous ?

Les récits sont pensés comme des lectures de terrain, un mode d’échange courant en montagne. Des dialogues descriptifs face aux paysages qu’ils regardent, et donc filmés uniquement en haute altitude. Les voix, teintées d’une résonance minérale ou feutrées par la neige, racontent la montagne hors champs. Le dernier dialogue est d’ailleurs réalisé dans des conditions difficiles (de froid, de luminosité et de vent), les protagonistes sont caché·e·s et emmitouflé·e·s dans leurs tenues spécifiques mais ils se sont rencontré·e·s sur mon tournage, lors de ce dialogue face à la cicatrice de l’écroulement du Trident du Tacul, et ce principe à conditionné leur échange et leurs souvenirs. 

Du récit à ce qui est vu, en décalé, rappelle certains de vos films précédents. En quoi cela vous intéressait-il pour ce film ?

Il y a la montagne racontée, où le paysage ne peut-être qu’imaginé puisque qu’aucune image ne vient illustrer ce qui est dit. On ne peut que visualiser mentalement ce que nous donne la parole de ces corps qui regarde et racontent. En parallèle, je voulais filmer ce milieu en l’appréhendant par les gestes qui touchent, se meuvent, parcourent ces matières instables et ces formes verticales pour se frayer un pacheû, un chemin possible. Ces tournages expérimentaux ont donné des balades en haute montagne, un rythme inhabituel dans ce milieu où l’on doit tenir l’horaire et l’objectif de marche. Puis il y a les plans de montagne, que j’ai décadré pour sortir de la ligne d’horizon et du sommet, donnant des séries de plan-séquences toujours fixes et silencieux pour redonner du temps et du mouvement au regard.

Comment s’est fait le choix des protagonistes ? Le travail avec eux ?

D’abord il y a Laurent et Mathias. Ce projet prend origine il y a quinze ans avec la rencontre de ces guides de haute montagne dans la cuisine d’un refuge où j’ai travaillé un été. Un lieu où ils passent du temps et racontent des histoires. J’ai lancé la recherche en 2020, dans le Massif du Mont Blanc où j’habite, et dans le cadre d’une résidence d’artiste liée à la Compagnie de ses guides de Saint Gervais – Les Contamines. Je voulais les filmer, dans ce milieu qui leur est quotidien, en pensant l’image en terme de sensation sonore, kinesthésique et tactile. Au fil des expérimentations, des amitiés de travail se sont créées avec certains guides. Puis, il y a Damien, un ami proche qui m’a donné un coup de main tout au long du projet et qui est devenu un des personnages du film. Ni professionnel, ni grand alpiniste, il parcourt ces espaces escarpés comme un enfant qui crapahute sur des rochers. On sort du rapport conquérant aux sommets, de la technicité et du défi sportif pour se replacer au milieu de la matière. Damien joue d’un sens proprioceptif singulier et d’une liberté intrépide et humble qui révèle une autre manière de penser la montagne. Enfin, il y a Ludovic, un géomorphologue qui m’a raconté la récupération d’un morceau de glace pour le dater juste après un écroulement rocheux. Ce récit m’a amené à retrouver la cordée italienne, Ilaria et Enrico, qui avait ressenti une situation anormale et donné l’alerte juste avant l’événement, pour filmer cet échange sur la transformation de la montagne. 

Et ces trois lieux ? Leur choix ? Qu’est-ce qui vous intéressait dans cette structure en trois chapitres ? Une autre façon de faire paysage ?

Les conditions liées aux saisons et au climat font que les choses changent constamment en haute montagne et donnent des atmosphères et une présence très différente de la roche, de la glace, de la neige et de l’eau. Ces variations d’états et les caractéristiques sonores et de luminosité ont déterminés le choix des terrains d’expérimentations et la composition du film. Les noms des lieux de tournage, choisi comme intertitres, sont des indices poétiques liés aux représentations de la montagne. Le Col de la Fenêtre rappelle la contemplation, le Bassin de Talèfre évoque l’immensité de ses territoires géologiques et la Combe Maudite renvoi à l’image d’un monde hostile et hanté qu’avaient les habitant des vallées avant l’avènement de l’alpinisme.

Pouvez-vous préciser votre travail avec la dimension sonore de la montagne, avec les silences, les craquements…

Je travaille depuis une dizaine d’année sur le bruit de la langue orale, c’est ce qui m’a amenée à entrer dans ce projet par de longues écoutes amplifiées du bruit des espaces en montagne. Le repérage des lieux de tournage a donc d’abord été sonore par une recherche sur les résonances et les silences. Les souffles des torrents, les craquements de la glace et les grondements de la roche sont la bande son de ce milieu en perpétuel mouvement et les symptômes d’un monde en mutation qui subit un bouleversement climatique (dégel du permafrost, fonte des glaciers, augmentation des éboulements rocheux). Ces bruits nous rappellent que la montagne est vivante et nous replacent dans une écoute sensible : « ça nous rallume un peu l’attention » comme dit Enrico dans le film. Donner cette place au bruit, sans voix off, ni musique additionnelle ou bruitage post produit, c’est donner à entendre une présence et envisager la montagne comme sujet.

Propos recueillis par Nicolas Feodoroff

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Fiche technique

France, Espagne / 2023 / 60’

Production : Camille Llobet (artiste plasticienne)