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LES SONGES DE LHOMME

Florent Morin

L’Afrique colonisée, l’histoire nous l’a enseigné, a été le creuset des fantasmes les plus divers, obscurs ou extravagants. A cette aune, le projet du docteur Lhomme, notable d’Angoulême, ne dépare pas : avoir constitué de la fin du 20e siècle aux années 1930 une collection de plus de 3000 de pièces venues pour la plupart d’Afrique, sans jamais s’y être rendu. Comment regarder un tel ensemble aujourd’hui ? Pour ce premier film, Florent Morin relève le défi par les puissances évocatrices du dessin, pour imaginer un voyage rêvé du collectionneur dans cette contrée inconnue. Nous voilà à accompagner Lhomme dans sa dérive onirique à travers une fabuleuse Afrique à l’atmosphère ouatée et enveloppante, avec ses «mystères» et son attirail de fantasmes de l’ailleurs colonial comme autant de poncifs : animaux sauvages et chasseurs triomphants, forêts impénétrables, colons et serviteurs indigènes. Mais, choix décisif, l’univers graphique est ici nourri d’imagiers contemporains, magistralement re-visités. Ainsi ces dessins tout droit sortis d’albums à la somptueuse précision documentée de l’observation scientifique ; ou bien la photographie coloniale, métamorphosée ici pour laisser échapper ses figures comme autant de spectres venus nous défier. De ce regard comme scindé, le film offre ainsi d’un même geste un imaginaire diffracté et son envers. Double mouvement accentué par l’inversion des attendus, vouant le réel au dessin, l’imaginaire au spectral des photographies, avec leur saccades et hoquets comme autant de retours de cauchemars enfouis. Rappelant les « impression » de Roussel comme les « fantômes » de Leiris pour s’en tenir à ces illustres contemporains de Lhomme, se déploie ici une épopée mutique, inquiétante et faussement innocente, hantée par les refoulés de l’histoire. (N.F.)

Personnage peu connu, le docteur Lhomme est à l’origine d’un projet unique et précieux. Pourquoi avoir choisi ce personnage ?
J’habite à Angoulême et j’ai découvert par hasard la collection du Docteur Lhomme exposée au Musée de la ville. Cette collection m’a interpellé car je ne m’attendais pas à voir une telle quantité et une telle richesse d’œuvres, et c’est à cette occasion que j’ai découvert le personnage du docteur Lhomme. Il m’est tout de suite apparu que le Docteur Lhomme éclairait de manière crue l’imaginaire colonial des XIXe et XXe siècles. Puisqu’il n’était jamais parti, la seule représentation de “l’ailleurs” qu’il pouvait se faire était forcément empreinte des images et des récits qui circulaient à son époque. Sur cette idée première, j’ai ensuite construit mon film à partir d’images d’archives.

Le film a un grain particulier et une atmosphère mystérieuse : pouvez-vous préciser le choix de votre technique d’animation ?
Le film est construit à partir d’images fixes et de vidéos d’archives, que j’ai ensuite retravaillées en rotoscopie (une technique d’animation qui consiste à filmer des prises de vue réelles puis dans un deuxième temps à redessiner chacune des images). L’animation des personnages est réalisée au fusain et les décors à la pierre noire, la couleur est ensuite ajoutée de manière numérique. C’est cette nature composite qui, il me semble, donne ce grain aux images. La rotoscopie est un procédé d’animation qui m’a toujours fasciné. Contrairement à l’idée reçue, je trouve que cette technique est loin d’apporter du naturalisme aux dessins animés. Mais au contraire, par sa trop grande adhérence au mouvement filmé, elle nous impose de mesurer l’écart qui se situe entre la figure dessinée et le sujet filmé. et dans cet écart se trouve une grande inquiétude, un flottement, qui je pense donne cette qualité onirique aux images. C’est donc spontanément que je me suis orienté vers cette technique pour retranscrire les songes du Docteur Lhomme.

Les Songes de Lhomme véhicule l’image d’un ailleurs rêvé, qui a progressivement disparu au cours du XX e et du XXIe siècle. Comment avez-vous travaillé pour vous rapprocher des songes du protagoniste ?
Je me suis d’abord longuement imprégné de la collection du Docteur Lhomme, j’ai passé du temps avec les masques et les statues exposés au musée d’Angoulême. Les recherches biographiques que j’ai faites m’ont souvent mené à des impasses, ce qui m’a permis de rester assez libre par rapport au personnage. J’ai donc appris à connaître Jules Lhomme à travers sa collection. Dans les photos d’archives de son appartement, où il l’exposait, on peut découvrir un accrochage structuré par régions du monde, par pays. Néanmoins, l’accumulation folle de masques, d’instruments et d’armes qui la constitue donne à l’ensemble un aspect délirant. elle fascine aussi par sa diversité : il n’était pas amateur de l’art d’un peuple ou d’une époque en particulier. Sa passion ne s’est jamais fixée sur un point précis du globe, mais sur tout ce qui n’était pas occidental.

La structure du film est libre, non linéaire, et elle guide le spectateur dans une expérience proche du rêve. Comment avez-vous travaillé votre scénario ?
La structure narrative du film ne s’est jamais véritablement construite autour du scénario. J’ai d’abord établi le squelette du film à partir de motifs récurrents, que je retrouvais dans la masse des archives que j’avais accumulées : scènes de vie quotidienne des colons, safaris, danses et portraits de populations autochtones. C’est à partir de ces motifs que j’ai réalisé un storyboard qui traçait les grandes lignes narratives. Néanmoins le film a continué de s’inventer tout au long du processus de fabrication, en fonction des nouvelles images que je découvrais (la séquence des missionnaires s’est par exemple greffée tardivement dans le montage).

Entre photographies, films et dessins, le film est porté par une grande quantité d’archives. Comment avez-vous procédé à leur choix ?
Le choix des archives s’est principalement fait de manière intuitive, je suis naturellement allé vers les images qui m’ont le plus interpellé, qui m’ont le plus ému, hanté. L’animation étant une technique très lente quant à sa fabrication, je m’assurais avant de commencer un plan d’être certain d’être vraiment attaché aux images, auxquelles j’allais parfois consacrer plus d’un mois de dessin.

Propos recueillis par Rebecca De Pas

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Fiche technique

France / 2019 / Couleur / 15'

Version originale : sans dialogue. Scénario : Florent Morin. Image : Florent Morin. Montage : Albane Du Plessix, Florent Morin. Musique : Manuel Morvant. Son : Manuel Morvant.

Production : Miyu Productions (Emmanuel-Alain Raynal et Pierre Baussaron).

Distribution : Miyu Distribution (Luce Grosjean).