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LA CHAMBRE D’OMBRES

ROOM OF SHADOWS

Camilo Restrepo

Il y a dix ans, dans L’Impression d’une guerre, Camilo Restrepo s’intéressait à la manière dont la guerre qui déchire depuis des décennies son pays natal, la Colombie, a laissé des traces constituant une mémoire visuelle. Avec La Chambre d’ombres, il invente un dispositif allégorique qui élargit et universalise la réflexion à partir d’exemples pris à toute l’histoire des représentations de la guerre et de la violence. Au centre de l’allégorie se tient une femme, seule dans sa maison par temps de guerre. Elle n’a pas de nom, pas d’identité propre, comme la guerre dont on ne perçoit que le vacarme au-dehors. Qui est cette femme ? Elle le dit au début du film, elle est celle qui, la première, a non seulement dessiné un portrait, mais surtout mémorisé une image : l’ombre projetée sur un mur par son amant avant de partir à la guerre – Pline l’Ancien relu par Restrepo. Imaginons que cette femme ait, depuis, mémorisé toutes les représentations de la guerre. Que, dans sa chambre assiégée, certaines représentations lui reviennent comme des ombres. Quand elle n’est pas occupée par la guerre qui menace de détruire sa maison, elle se met à les décrire, et à les interpréter, l’une après l’autre : un tableau de Paul Klee, un film de Travis Wilkerson, une photo de Susan Meiselas, etc. Sa parole projette les représentations dans le cerveau du spectateur qui devient, à son tour, chambre d’ombres et théâtre de la pensée. Au cœur du film, la description de L’ABC de la guerre énonce sa nature brechtienne : bien plus qu’un musée imaginaire, La Chambre d’ombres est un prototype de machine pédagogique, machine de guerre contre les illusions qui faussent notre relation aux représentations, contre toutes les formes de manipulation de la relation entre image et réalité. La chambre éclaire.

Cyril Neyrat

La Chambre d’ombres est inspiré de la série de collages Bringing the War Home de Martha Rosler. Vous vous intéressiez déjà au destin des images, dans vos premiers films, et particulièrement dans L’impression d’une guerre, qui tentait de créer une mémoire du conflit en Colombie à travers les traces visuelles de la violence. En quoi ce film poursuit-il cette entreprise ? Ici, la guerre – conflits sociaux, guerre civile, interétatique – se manifeste en hors- champ. Pourquoi avoir fait le choix d’une représentation métaphorique plutôt que de l’ancrage réel contextualisé ?

La Chambre d’ombres poursuit le travail de recherche d’empreintes de L’impression d’une guerre. Dans les deux films, je fais une lecture de la guerre à travers des supports qui opèrent une médiation entre le regard et la réalité des champs de bataille. Ce qui m’intéresse est la façon dont la réalité est traduite par différents moyens techniques.
Dans ce nouveau film, la marque de la guerre est figée dans des œuvres d’art, des livres et des films. Plus que de parler de la guerre ou de la montrer, ces œuvres portent un discours sur la façon dont les conflits armés sont représentés. La série Bringing the War Home en est un exemple clair. Martha Rosler a commencé cette série en réaction à la médiatisation de la guerre du Viêt-Nam. Cette guerre qui fut appelée the living-room war parce que les Américains ont pu la suivre depuis leur poste de télévision, tandis que dans le camps opposé les vietnamiens subissaient la violence des combats. À travers ses collages, Rosler nous fait remarquer que le rôle de spectateur, offert alors aux Américains par la couverture médiatique, établissait un nouveau rapport entre les populations et la guerre. Le titre de la série (Apporter la guerre à la maison) est d’ailleurs assez éloquent sur l’écart entre regard et réalité creusé par le spectacle des combats. M’inspirer de l’œuvre de Rosler, et des autres œuvres évoquées dans La Chambre d’ombres, était pour moi une façon de m’interroger sur les implications de l’utilisation des images dans notre monde contemporain rempli d’écrans.

Au début du film, la protagoniste dit : « La femme habite désormais cette camera, comme une conscience capable de transformer les ombres pour forger des idées. Je suis cette femme ». Pouvez-vous expliciter ce rapport entre image, ombre, et mémoire de l’image ? Est- ce ce qui motive le choix de la description plutôt que la monstration de ces images-mêmes ? Faut-il y voir une forme d’échec de la représentation du réel ?

Plus qu’un film, La Chambre d’ombres est une allégorie de la représentation de la guerre. Pour créer cette allégorie, j’ai travaillé à la façon d’un peintre classique qui aurait cherché à mettre dans sa toile diverses figures qu’on associe à l’idée de représenter. Ainsi, en faisant référence à la camera obscura, ce dispositif qui a précédé la photographie, le titre du film laisse comprendre que la chambre où se déroule l’action est une analogie de la caméra photographique. Dans cette caméra habite une femme qui perçoit, interprète et restitue les images au spectateur, sans les lui montrer. Que signifie montrer ou ne pas montrer une image ? Pour donner une forme à cette question, j’ai fait le choix d’évoquer par la parole les œuvres d’art rassemblées dans le film, et de suggérer par le son la guerre qui menace de détruire la chambre.
Dans ce cadre allégorique émerge la composante documentaire du film. Les œuvres d’art, films et livres mentionnés par la protagoniste mettent en garde sur le danger de confondre le réel et ses images, de croire à tout ce qu’on voit. La citation dans le film du livre de Kundera laisse comprendre que les mécanismes de manipulation prennent appui sur l’identification d’une apparence à une situation réelle. L’écrivain décrit une tentative de recomposer le passé en effaçant les personnages des photographies officielles, afin d’ajuster le récit historique au discours du pouvoir mis en place. Cet exemple démontre que la représentation peut avoir un impact sur la réalité. Comme à l’époque décrite par Kundera, il est important de savoir aujourd’hui au service de quel pouvoir est calculé cet impact.

Au-delà de sa force théorique, le film frappe par sa beauté et sa puissance formelle, qui nous ramènent, par les couleurs et les choix de cadre, à votre domaine premier, la peinture. C’est vous qui avez conçu le décor de cette chambre (photographique). Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette artificialité assumée, qui revendique la fabrique de l’image ? Quelles étaient vos inspirations ?

J’ai en effet conçu et peint les décors de La Chambre d’ombres comme une sorte de revanche sur ma pratique plutôt ratée de la peinture. Je l’ai fait suivant le désir pur et simple de jouer avec des formes et des couleurs. Cette impulsion a continué lors des phases suivantes, en associant le talent des autres membres de l’équipe pour cadrer et travailler l’image, enregistrer, construire et mixer les pistes sonores, composer la musique, etc.
Je pars toujours d’une intuition formelle que j’attache à une idée. Pour ce film, j’avais surtout envie de tourner dans un seul décor avec un seul personnage. J’ai ensuite pensé que ce décor pouvait être le lieu où les images émergent, une chambre/caméra où l’on parlerait de l’art. L’idée me plaisait parce qu’elle me faisait penser à un jeu de miroirs où une caméra filmerait une autre caméra. Dans ce système de réflexions, mon film tenterait de recréer mentalement d’autres films, d’autres images, d’autres récits. Il y a une sorte de mise en abîme dans le film, que je prolonge dans le livre qui l’accompagne, où je montre les dessins préparatoires du décor pour parler de la fabrication du film. Dévoiler mon échafaudage est pour moi une manière de souligner que les images sont des constructions, qu’elles ne sont pas des fenêtres transparentes ouvertes sur le monde.
Quant aux inspirations, elles viennent surtout des œuvres que je cite. Je pense notamment aux photomontages de Martha Rosler qui montrent des foyers modernes américains, à la chambre où se déroule le récit Le Papier peint jaune de Charlotte Perkins Gilmans, à l’appartement où vit la protagoniste de Mémoires d’une survivante de Doris Lessing. Ma chambre est donc un lieu suggéré par les arts plastiques et la littérature. Une boite placée à côté de la réalité.

La chambre d’ombres se décline de manière protéiforme à travers un film et un livre. Pourquoi ce choix ?

Le film a pour origine deux ateliers que j’ai dirigés à la Elías Querejeta Zine Eskola (San Sebastian). A l’aide d’exemples tirés de l’histoire de l’art et du cinéma, j’ai proposé aux élèves différentes approches pédagogiques pour réfléchir à la création, à la diffusion et à l’utilisation des images. À l’issue des ateliers, le directeur de l’école, Carlos Muguiro, m’a proposé le soutien de son institution pour prolonger ce travail dans un film. À l’instar des ateliers, j’ai conçu La Chambre d’ombres sur plusieurs pistes de réflexion, alliant divers registres narratifs (la fiction, le carnet de notes, l’essai) et visuels (le dessin et le film) dans différents supports (livre, film et un nouvel atelier). De mon point de vu, l’ensemble des formats qui constitue La Chambre d’ombres résonne avec la pluralité des matériaux des œuvres citées. Que ce soit par la lecture du livre, par la participation à un atelier ou par le visionnage du film, mon but est d’encourager le public à découvrir pleinement ces œuvres.

Le film est porté par l’actrice Élodie Vincent, qui délivre ici une performance impressionnante dans un jeu distancié, et incarne une figure allégorique plutôt qu’elle n’interprète un personnage. Pourquoi le choix de cette actrice, qu’un large public français découvre pour la première fois, et comment s’est déroulé le travail avec elle autour du texte ?

Élodie a apporté au film son expérience dans le théâtre et la radio. Elle a trouvé son jeu dans l’artificialité du set de tournage et dans l’exigence des longs monologues très écrits. Encore aujourd’hui, je suis étonné de la façon dont elle a réussi à prêter des sentiments et des émotions à un personnage que j’esquissais comme une figure sortie d’une peinture ou d’un livre. Comme tous les autres membres de l’équipe, Élodie a inventé sa part dans le film. Mon travail de réalisateur consistait principalement à maintenir le cadre général dans lequel chacun créait son rôle.

Le motif des caméras de surveillance et la suspicion que leur enregistrement continu instaure est introduit à la toute fin du film. Alors que la protagoniste lance une pierre contre une de ces caméras, elle sourit à la vôtre. Qu’entendez-vous par ce geste de libération ?

Cette destruction de la caméra de surveillance arrive en conclusion pour signaler que dans un monde où les images de la guerre deviennent banales, les images banales captées par la télésurveillance sont peut-être en train de devenir des instruments d’oppression. Je voulais finir le film en soulevant la question du rôle que nous jouons quotidiennement devant ces caméras. Cette fin est particulièrement significative lorsqu’on se rappelle qu’au début du film la protagoniste s’identifie à la femme qui aurait donné naissance à la représentation, pour finir comme celle qui la détruit. Cette envie de détruire des images me fait penser que dans mon tout premier film j’ai décomposé des archives visuelles pour leur enlever leur accent colonisateur et guerrier. Dans la continuation de ce premier geste, la conclusion de La Chambre d’ombres pourrait être que la guerre se joue aussi dans les images, et que les images sont en guerre entre elles.

Entretien mené par Louise Martin Papasian

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Artplexe 328 juin 202418:45
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Les Variétés 229 juin 202416:30
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Les Variétés 230 juin 202411:45
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Fiche technique

France / 2024 / Couleur / 65'

Version originale : français
Sous-titres : anglais
Scénario : Camilo Restrepo
Image : Guillaume Mazloum
Montage : Camilo Restrepo
Musique : Arthur B. Gillette
Son : Frédéric Dabo, Mathieu Farnarier, Nikolas Javelle
Avec : Élodie Vincent

Production : Helen Olive (5à7 Films), Martin Bertier (5à7 Films), Carlos Muguiro (Elías Querejeta Zine Eskola )
Contact : Helen Olive (5à7 Films)

Filmographie :
2020 / Los Conductos / 70 minutes
2017 / La Bouche / 19 minutes
2016 / Cilaos / 13 minutes
2015 / La impresión de una guerra / 26 minutes
2014 / Como crece la sombra cuando el sol declina / 10 minutes
2011 / Tropic Pocket / 9 minutes