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FRIEDA TV

Léa Lanoë

Gerda Frieda Janett Gröger, « née en 1972, de signe astrologique Balance, tapeuse d’œufs », est sur la brèche. Elle trace des sillons dans le réel à coup de punchlines poétiques et punk et ne laisse rien tranquille (l’espace public, les dénominations psychiatriques, nous). Le premier long métrage de Léa Lanoé est un portrait documentaire lumineux et poignant. Ceci dit, l’objet filmique ainsi catégorisé, tout reste à dire. Frieda TV reste irréductible à un genre comme Gerda Frieda Janett Gröger échappe à toute tentative d’être saisie, fixée, définie. Il sécrète plutôt l’idée que c’est son personnage lui-même qui se met en scène selon son bon vouloir, tout en rappelant en permanence, par la présence discrète et tendre de la réalisatrice, que la relation filmée provient d’une complicité primordiale. Frappe alors combien la douceur de Léa Lanoé répond à la vitalité foudroyante de Gerda Frieda Janett Gröger. Et vice versa. Frieda TV est le témoignage d’une amitié qui a fait du cinéma l’objet d’un acte de reconnaissance mutuelle : l’une acceptant de jouer le jeu, l’autre de faire un film. Sont consignés, en 16 mm ou en DV, et montés à fleur de peau des saynètes et des moments de vie qu’ont partagé sur un temps long et indéfini la cinéaste et son modèle. L’ensemble respecte et épouse fermement les changements identitaires comme les variations d’intensités qui font et défont le quotidien de Frieda. Parce qu’elle fait de la caméra son alliée, nous pouvons supporter la frontalité de sa parole qui expose la violence dont elle a été victime, les désastres intimes comme les états qu’elle traverse. Et le film produit ainsi son double mouvement : construire un chemin à sa rencontre et traduire, par son montage fragmentaire, ses états d’être. Frieda TV se trouve là, à une intersection irradiante qui interroge avec une rare finesse nos façons normopathes, individuelles et collectives, d’accueillir celles et ceux que l’on dit fous.

Claire Lasolle

Léa Lanoë

Comment avez-vous rencontré Frieda Gerda Janett Gröger et comment est né le film. quelles en ont été les étapes ?

Frieda était ma voisine dans la Karl-Kunger Strasse, à Berlin. J’habitais dans une ancienne bouche-rie au rez-de-chaussée et Frieda avait installé son bureau dans l’abris bus de l’autre côté de la rue. Tous les mercredis, on organisait des concerts. Frieda venait à chaque fois. Elle est devenue une habituée. Parfois, on l’invitait à faire son Frieda’s Schlafzimmer Theater, le théâtre de chambre de Frieda, des one-woman shows burlesques inspirés de sa vie que nous improvisions dans mon salon en construisant un décor en carton, et en ouvrant l’espace au public. Puis on a commencé à filmer de petites scènes, sans savoir que cela deviendrait un film, comme des petits moments à nous. On se retrouvait une fois par semaine, et on tournait quelque chose, une sorte de journal. C’était aussi une manière d’être ensemble, de fabriquer ensemble qui lui faisait du bien et qui nous permettait de nous retrouver dans le faire. Je lui montrais les possibilités de la caméra, et elle me racontait les méandres de son parcours, ses échecs, ses questionnements face à sa maladie, ses remises en question.
Puis, elle a disparu. En essayant de la retrouver, j’ai découvert tous les liens qu’elle avait tissés avec les habitants du quartier. Six mois plus tard, elle est revenue. Je lui ai proposé de faire un film. Elle a accepté et a tout de suite intégré l’idée du film dans sa démarche, comme une façon de faire le point, de se recueillir. Le tournage a ensuite duré cinq ans.
D’abord, on a filmé des épisodes de Frieda TV, une émission très mise en scène. Au fur et à me-sure, nous nous sommes rendu compte que c’était trop de stress pour elle quand c’était trop or-ganisé. On a failli arrêter le film à ce moment-là ; je me suis rendue compte qu’il ne fallait pas trop prévoir avec Frieda.
Je lui ai alors proposé de filmer une bobine de trois minutes de 16mm par jour, ce qui mettait moins de distance entre nous. Ça s’est transformé en jeu. Frieda prenait aussi la caméra parfois. La manière de filmer était plus fluide que lorsque la caméra filmait en continu. On ne bouleversait pas sa vie pour le film. Les moments de tournage se sont apaisés, ce qui nous a permis de retrouver notre relation en laissant plus de place à la vie.
Puis j’ai déménagé de Berlin, ce qui a modifié le tournage. On ne partageait plus de quotidien. Pourtant, nous nous sommes rapprochées. Nous nous appelions souvent, et, chaque fois que je venais la voir, je passais beaucoup de temps chez elle. On prenait le temps autrement. Elle me montrait aussi d’autres visages, plus durs, acerbes. L’admiration un peu naïve que j’avais pour elle au début de notre rencontre s’est complexifiée.

Quelles ont été les règles du jeu posées avec Frieda pour élaborer le film ?

Les règles changeaient tout le temps, il fallait que je m’adapte, pour rentrer dans le flux de Frie-da, au jour le jour, dans l’improvisation. Frieda avait cette volonté de se raconter au monde, et de transmettre sa vision. C’était ce qu’elle faisait tous les jours, en tant que Provokationskunstlerin, artiste de la provocation, comme elle se décrit elle-même. Elle avait l’habitude de produire des images d’elle-même, et je les mettais en scène, en confiance et complicité. Elle façonnait la ma-nière dont elle apparaissait, se montrait à nous et je cadrais. Ce cadre était notre terrain de jeu. On discutait du film ; je la questionnais sur ce qu’elle en pensait. Je lui montrais ce qu’on filmait et on en parlait. Et c’est petit à petit qu’on a intégré au film les enjeux de sa maladie psychique et de son alcoolisme. Plus le film avançait, et plus elle avait envie de raconter sa situation et les souffrances qu’elle engendrait.

Vous mariez le format numérique DV et le format pellicule 16 mm. Pourquoi ? Que permettait ou impliquait chaque format ?

J’ai appris à filmer avec ce film. J’avais souvent une caméra différente en fonction de ce qu’on pouvait me prêter. Et au cours du tournage, je me suis rendu compte des différentes possibilités qu’offraient chaque caméra et chaque situation de tournage, ça changeait l’adresse de Frieda, ma place, ça permettait de donner à voir les différents états que Frieda traversait, ou les différentes facettes de son portait. Quand je la filme en 16mm avec une durée de plan maximum de 30 se-condes (à cause du ressort de la caméra) et avec un son asynchrone, ça produit un effet : on est dans sa tête, on suit ses pensées. Alors que quand je la filme en mini-dv, avec une toute petite caméra qui me permet d’être très près et qui ne prend pas de place entre nous, je l’accompagne, je suis plus présente. Et quand la caméra était sur pied en numérique, un plus gros dispositif, elle avait la maîtrise du cadre, ce qui a permis des moments de parole plus intenses tout en donnant plus de place au spectateur. Ces différents types d’images font progresser le récit par des rup-tures d’états, d’adresses, d’émotions.

Vous choisissez une construction fragmentaire pour votre portrait. Pourquoi ce choix ? Quels ont été les enjeux au montage ?

Je voulais que la forme éclatée du film épouse la manière d’être au monde de Frieda. Ses mots arrivent par bribe, morceaux du puzzle de sa vie disloquée. Sa pensée est accidentée, foisonnante, alambiquée, ultra-lucide, mêlant réel et imaginaire. Elle a toujours mille pensées différentes dans sa tête en même temps. Elle passe d’une émotion à l’autre : c’était une manière de transcrire cette sensation. Je voulais que l’éclatement du portrait ne cherche pas à concilier ses contradic-tions, et donne accès à l’élan de vie de Frieda. Dans le film, il n’y a pas vraiment de début ni de fin et cette forme fragmentaire permettait de rester proche de la sensation, et des états émotion-nels, sans chercher une narration linéaire et chronologique.
Le montage s’est construit autour du sensible et des émotions de chaque plan : essayer de traver-ser ses états avec Frieda. On a voulu installer des cycles, travaillés par des émotions pour que la puissance et la fragilité de Frieda puissent être accueillie par le spectateur, et pas rejetées, qu’il puisse découvrir ce personnage difficile, tout en montrant ses contradictions. C’est en suivant la progression de sa relation à elle-même, de sa relation avec moi et sa relation au spectateur qu’on a construit le film. On a cherché un chemin émotionnel qui puisse amener le spectateur avec moi au plus proche de Frieda à la limite de la brûlure.

Frieda, Gerda, Janett aborde de façon très subtile les enjeux de la maladie psychique et du soin en créant un chemin à la rencontre de Frieda, qui se dessine aussi au travers de votre propre relation. Quel a été ce chemin ? (Quelles ont été vos influences pour réfléchir ce chemin ?)

Lors de ses passages en prison spécialisée, ou en hôpital psychiatrique, Frieda a eu affaire à des institutions qui l’ont jugée, diagnostiquée, validée ou invalidée. Elle est toujours en lutte contre toute sorte de systèmes qui s’exercent sur elle : genre, justice, police, marge, folie. Je voulais lais-ser Frieda nous raconter, mettre ses propres mots, pour qu’on la rencontre en dehors d’un juge-ment extérieur. Je ne suis pas psychiatre ni assistante sociale. C’est par le prisme de l’amitié que j’ai filmé Frieda, avec du flou et des questionnements, en essayant de m’éloigner des a priori. L’enjeu du film a été d’écouter, de s’arrêter avec elle, ne pas changer de trottoir ou détourner le regard devant une altérité trop compliquée, devant la folle du quartier qui prend trop de place, parce qu’on n’est pas d’humeur ou qu’on n’a pas le temps. Souvent Frieda dépasse les limites de la morale et de la bienséance, et les mets ainsi en évidence : il est plus facile de rester dans la norme et de ne pas s’exposer. Quand on est en dehors, on est exposé à la solitude et la violence. En passant du temps avec Frieda, on se rend compte que c’est d’abord le monde qui est malade.

Propos recueillis par Claire Lasolle

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Fiche technique

France / 2024 / Couleur / 79'

Version originale : allemand
Sous-titres : anglais, français
Scénario : Léa Lanoë
Image : Léa Lanoë
Montage : Adrien Faucheux
Son : Léa Lanoë

Production : Emmanuelle Jacq (Mille et Une Films)
Co-production : Madeline Robert (Les Films de la Caravane)
Contact : Emmanuelle Jacq (Mille et Une Films)

Filmographie :
Chambre privilège / 2022 / 26′
On the other side of the spoon / 2020 / 17′
Nul n’est censé / 2018 / 23′