Sans vouloir céder à un romantisme de bazar, il apparaît que certaines œuvres portent en elles leur destinée singulière. C’est le cas, semble-t-il, de ce film au titre prophétique. Tourné en Russie à Kaliningrad, ancienne cité allemande nommée Kônigsberg, vidée de ses résidents après la deuxième guerre mondiale et repeuplée depuis de migrants russes, le film suit sur près de quinze années des personnages dont le sort, peu ou prou, on le saisit vite, est fixé d’avance. Une voix off nous indique d’ailleurs sans pitié leur passage à trépas alors même qu’on les voit encore à l’image s’agiter et se démener pour survivre.
Mais ce n’est pas l’ironie de la fatalité qui prime ici ou qui conduirait méchamment le film d’avanies en avanies : plutôt une rage brute, une énergie vitale qui fait davantage passer cette troupe de pauvres hères fantomatiques du côté des grandes figures de la littérature russe que de celui d’un misérabilisme douteux. L’entreprise est rare : ne rien omettre de la descente en enfer, d’une part, et l’accompagner des années durant ; ne pas oublier que cette descente exige des corps, qui ont fait le choix (tragique ou pathétique n’y change rien) de s’y livrer tout entier. Qu’Oleg Morozov, le réalisateur qui apparaît ici ou là à l’écran, soit mort le 1er janvier 2009, quelques semaines après avoir mis fin au film, transforme du coup en testament son hommage aux futurs ressuscités.
Jean-Pierre Rehm