Le corps humain constitue une part importante de votre travail. Comment vous êtes-vous engagé sur cette piste ?
Mes centres d’intérêt ne gravitent pas tant autour du corps humain qu’ils ne le font dans une notion oblique du corps, en particulier si l’on considère le corps partiel, le corps amalgame, la dénaturation ou le soi altéré. J’étudie également les formes de vie marines et les micro-organismes, mais aussi les archives d’artefacts autour du corps. Je m’intéresse également à sa psychologie et aux liens entre l’Art, la médecine et la psychanalyse. J’ai fait des œuvres d’Art avec des cellules bioluminescentes et j’utilise actuellement des merveilles étranges à huit membres, trois cœurs, des pieuvres à sang bleu. J’ai écrit récemment sur ces connexions : entre le calamar et le cinéma (une question de projection), ou encore sur la résonance commune à la crevette et aux neutrinos cosmiques. Il y a quelques années, j’ai commencé mes recherches sur les transplantations d’organes, en référence partielle au texte séminal de Jean- Luc Nancy, L’Intrus. J’étais fasciné par la manière dont les circonstances personnelles de la transplantation du cœur de Nancy résonnaient avec ses écrits, ses combinaisons de mots traduisaient son expérience avec profondeur et une vision de l’intérieur, émanant d’un lieu à propos duquel on ne peut qu’imaginer les correspondances. Nancy décrit comment la maladie et la douleur influent sur notre conscience, avec la perte de ce qu’il décrit comme la « propre » immersion en soi. L’expérience du transplanté démontre les spécificités de notre relation à notre corps : leur commonalité, leurs contestations et leurs échanges, de même que leur transparence et leur invisibilité, faisant allusion à une science étrange : les circonstances selon lesquelles le mort peut être utilisé de manière utile et appropriée, réassigné au vivant. La médecine utilise des techniques et des échanges entre le cadavre et le corps médicalisé, attirant l’attention sur des champs tels que l’intimité, ou encore la distance entre l’anatomie et le corps cinématographique. C’est le facteur 1895. Comment l’émergence de la pellicule, du rayon X et de la psychanalyse a-t-elle contribué à créer une place de témoin particulière, simultanément dans la temporalité du réel et dans celle du cinéma : celle de notre propre immortalité.
Le corps et son invisibilité, comme dans votre film précédent The girl with X-Ray Eyes (FID 2008). Pouvez-vous en dire davantage ?
Outlandish combine des éléments cinématographiques, visuels et textuels, sans que ceux-ci soient illustratifs, ni même explicitement liés. Des visibles possibles affleurent, forts relatifs par rapport à la durée étonnante pendant laquelle l’équipe d’une production demeure invisible. Des éléments conçus pour être séparés s’imprègnent les uns des autres, se renversent et contaminent involontairement leurs limites. L’exposition d’un corps pendant une procédure chirurgicale implique une forme nouvelle de visibilité : l’introduction d’une lumière intérieure. Un contrepoint pourrait être le corps d’une pieuvre, il porte littéralement son intériorité en dehors, celle-ci réagit à ses humeurs, à son environnement, défiant l’opposition entre le dedans et le dehors.
Comment avez-vous travaillé avec Jean-Luc Nancy ? De quelle manière l’avez-vous filmé ?
Le chef opérateur était libre (et c’était voulu) de filmer des prises de la tête et des mains de Nancy de manière réflexive alors que celui-ci parlait et tenait un ruban Moebius. De nombreux plans fixes étaient bien sûr tournés depuis un petit bateau et sont donc empreints de mouvements d’ordres divers : les ondulations de la ligne d’horizon, les flares de lentilles optiques qui vont et viennent, jouent sur le micro horizon de l’aquarium que nous avons utilisé. Quoi qu’il en soit, la caméra était, elle, toujours fixe. L’aquarium sur le quai du Galion était en quelque sorte le degré spirituel d’un paysage plus large. Mon travail d’approche avec Jean-Luc Nancy fût très intuitif : une collaboration simple et profondément gratifiante. La relation s’est nouée via l’écrivain Michel Gaillot, en ont résulté la participation de Nancy à deux de mes œuvres : un travail photographique, Placebo (autour de la notion de magnétisme animal d’Anton Mesmer) et Outlandish. Dans le cas présent, je lui ai demandé de développer un texte en parallèle, sans la nécessité de produire un quelconque commentaire direct de mon travail. Il n’y a jamais eu l’intention que ce texte soit incorporé au film, cette idée est survenue bien plus tard.
Et à propos de ce texte ?
Étranges corps étrangers est un texte de commande particulier, dont les termes ont été négociés, bien que je n’aie pu en anticiper la longueur ni la densité. Il a été monté pour le film, incluant certains ajustements dans l’espacement et le positionnement des phrases. En lisant les considérations de Nancy sur le moi divisé, j’ai commencé à imaginer la propre division à l’écran entre sa voix et son corps cinématographique. L’évocation directe (la caméra) du fossé entre (et il le décrit) un « Je » abstrait et un « Je » nommé.
La présence de la Pieuvre ? L’aquarium ? Le bateau ?
La pieuvre est l’archétype d’une certaine flexibilité et d’une étrangeté de la forme, telle une manette de l’aspect et de l’humeur. Sa couleur change en fonction de son humeur et elle peut se glisser dans un trou de la taille d’un de ses yeux. Si l’on coupe l’une de ses tentacules, celle-ci peut momentanément attraper une proie. Son intelligence est fractionnable, assignée localement, contenue dans ses membres mêmes, comme lorsqu’un poulet décapité continue à courir. Ceci est présent au long des huit épisodes du film, dont chacun développe un aspect de cette évocation plus large : une sorte d’odyssée sur la migration corporelle. L’aquarium peut être considéré comme un cube de (vrai) espace, déplacé et suspendu, extrait de son lieu d’origine, sous la surface de la mer, mais demeurant proche de celle-ci (grâce au bateau). Il a été greffé au pont du vaisseau, point de référence visuelle à l’océan que l’on ne voit pas, et à ses formes de vie extraordinaires. C’est la mer, vue de travers. Ceci se réfère directement aux idées selon lesquelles un organe greffé demeure distant de sa propre incorporation au sein de l’organisme hôte, pénétrant un espace liminal, devenant un moteur au-delà de la durée de vie de son propriétaire originel ; un organe à la recherche d’un corps.
Propos recueillis par Nicolas Feodoroff