« Il y a donc cette chambre invisible en nous où nous torturons, sans la présence d’aucun objet, l’espèce humaine, et d’où nous vient mystérieusement, incompréhensiblement le sentiment ou la conscience anticipée du sublime. »
Jean Louis Schefer, L’homme ordinaire du cinéma
Trigger warning : cinéma. On ne sait toujours pas ce que c’est, sinon que ça ressemble à une chambre de torture, à un atelier de contrefaçon du sublime, à une dernière aube avant la fin du monde, à la mort ou à la vie-même. Mais il n’y a qu’à voir les films d’Albert Serra, cinéaste et Catalan né en 1975, pour se reprendre à croire que ça existe un peu et que ça peut tout faire. Ou pire, que ça veut tout faire : que ça veut à tout prix emprunter le chemin dangereux, obscur, qui mène à la chambre invisible en nous. À partir de pas grand-chose, mais dans le luxe le plus total, Albert Serra s’est inventé depuis le milieu des années 2000 un cinéma artiste qui n’a pas fini d’étendre ses puissances aux dimensions cachées du monde et de son Histoire.
De Honor de cavallería (2006), son contre-Don Quichotte, à aujourd’hui Pacifiction, son anti-Apocalypse Now, Serra fait s’entrechoquer des figures (des mythes) avec des acteurs (des corps), en traitant toujours ces derniers comme les non-acteurs qu’ils sont, ou ne sont pas mais doivent redevenir pour porter les films sur leur chair. De Lluís Serrat et Lluís Carbó, ses fidèles premières amours non-professionnelles, à partir d’Honor de cavallería, à des « monstres » comme Jean-Pierre Léaud (La Mort de Louis XIV), Helmut Berger (Liberté) ou Benoît Magimel (Pacifiction) : l’homme-acteur, de toute sa masculinité épuisée, terminale, occupe la place royale, souveraine, au centre de films-dispositifs rendus à la liberté absolue, poussée jusqu’à l’indétermination et au-delà, à la dissolution. Performance : c’est le maître-mot d’une œuvre bien décidée pourtant à ne rien souligner, mais à mettre en place les conditions minimales pour que le film, en salles ou en installations, semble « se faire tout seul » à la Andy Warhol, en tournant autour de ses figures, avec cette forme d’indifférence radicale, prolixe, qui finit toujours par nous accueillir. Par nous cueillir, pour nous capturer, ayant raison de nos résistances. « Seule l’imagination perverse peut encore nous sauver », phrase de Goethe mise en exergue d’un livre de chevet de Serra, Le cinéma, art subversif d’Amos Vogel, est son credo et sa méthode. Nous sauver ? Jamais. Mais de quoi ? Que filme Albert Serra, sans cesse ? Le pouvoir, c’est-à-dire RIEN, et tout le jeu de ses relations, de ses sources, de ses séductions, que le cinéma, art baroque, semble avoir été un soir inventé pour décrire, pour exposer et subvertir. En formaliste qui cherche à déconcentrer la forme, à la détruire pour voir ce qui reste, Albert Serra nous fait des splendeurs cruelles, théoriques mais jusqu’au sang (au sperme, à la merde, à l’amour), abusives et tendres, sentimentales. Tout ce théâtre de paradoxes est une pratique de la liberté. C’est sa façon d’ouvrir des espaces pour nous faire éprouver la nôtre, avant de ressortir in extremis de la chambre, ou bien d’y rester – là, en public. En public transi ou trahi, mais transformé par l’expérience.
Luc Chessel
C’est une folie. Comment Mathieu Amalric arrive-t-il à vivre toutes ses vies avec la même intensité ? D’où vient cette rare alliance de générosité débordante et de rigoureuse exigence qui le porte, devant comme derrière la caméra ? Présent au FID à plusieurs reprises, pour ses films (Zorn I, FID 2019) ou ceux de ses amis (L’exilé, de Marcelo Novais Teles, FID 2017), nous l’avons invité cette année à composer, autour de Zorn III (2018-2022) et de l’inédit Maîtres anciens, un vif bouquet d’œuvres et d’êtres aimés et admirés. Et parce que cela ne lui suffisait pas, il a proposé de créer pour le FID une performance inédite à partir du chantier monstre qu’il consacre depuis quelques années à L’Homme sans qualités de Robert Musil.