• Compétition Française

DÉFAILLANCE CRITIQUE

CRITICAL FAILURE

Phoenix Atala

Avec Défaillance critique, Phoenix Atala poursuit sa joyeuse et bienvenue entreprise de déconstruction de la fabrique du cinéma. Après les principes et règles scénaristiques revisités dans son dernier travail (websérie expérimentale La Formule, 2017), voici l’industrie audiovisuelle, ses modes de production, ses normes, ses non-dits, ses hypocrisies et autres pseudo bienveillances passées à la moulinette. L’objet du film ? Un autre film, celui que tentent de faire Youssef et Désiré•e, un « film queer, militant, décolonial, racisé, sans budget » selon les mots de Désiré·e. Une à une s’enchaînent les étapes, du casting et ses pas de côté jusqu’à la fin et son après, comme pour tout blockbuster.
Un film queer donc, mais aussi spéculatif : situé dans un futur ancré dans notre présent, mené sur le ton de la comédie, se déroulant dans un univers mixant comédie musicale et SF dystopique-utopique militante, avec Atala lui-même en réalisateur. Dans le viseur du cinéaste comme des personnages, comme il est chanté, « le cinéma, l’industrie cinématographique, propagande de l’ordre hétérosexuel ». La visée de ce coup à double détente ? S’inventer une forme en adéquation avec son expérience personnelle. Défaillance critique est une satire esthético-politique corrosive, agrémentée d’une bonne dose d’autodérision et qui ne donne pas la leçon. À l’instar du duo d’artiste engagé·exs dans la réalisation de leur film, Phoenix Atala questionne les systèmes de domination et les voies de son émancipation. Un méta-film autant théorique que pratique, comme méthode pour faire autrement du cinéma.

Nicolas Feodoroff

Le générique de début de Défaillance critique ressemble à un clip queer mixant allègrement les genres, les corps et les langues. Joue-t-il le rôle une bande-annonce du film ou du projet artistique ?

Le générique joue le rôle d’anticipation du propos du film. C’est l’endroit où il y a le plus de liberté dans le mixage de formats comme une version radicale de ce projet. C’est aussi une scène qui a été conçue en dernier parce qu’elle manquait. Il s’agit de présenter nos personnages de réalisateur.ices, de nous présenter en tant que couple qui ressent une urgence à s’exprimer sur le mode cinématographique. C’est la « scène-outil », la première application d’une technique, imaginée à l’avance, qui consiste à colmater les manques et les trous du scénario avec des bouts de 3D, des photos trouvées, des rushes inutilisés et de la voix off. Un bricolage queer.

Défaillance critique télescope un film de SF et la réalisation d’un film de deux artistes qui est celle de cette fiction. Pourquoi avoir choisi cette mise en abyme ?

La mise en abyme a d’abord un rôle narratif important, elle sert à déjouer toutes les ambiguïtés possibles du récit de SF : Ekko, un.e artiste en résidence dans le centre d’art الخوارزمی se découvre robot, tente de hacker son propre code au moyen d’une chorégraphie du milieu des androïdes résistantexs afin de se libérer du lien à l’I.C.A.C. (Institution Centrale d’Art Contemporain), prendre le contrôle de son corps et devenir autonome. La partie « méta » sert à dire lisiblement que c’est un film queer et que le robot qui se hacke en voguant est une métaphore de la découverte de sa transidentité et de son éveil aux questions décoloniales. Mais elle sert aussi à discuter ouvertement des conventions cinématographiques et de la quête d’un nouveau mode d’expression, affranchi de certaines normes, qui teintent tous les films d’un message en filigrane. Les deux récits évoluent en parallèle et suivent strictement le même arc. L’artiste se découvre robot et se hacke pour s’approprier son corps. Et Youssef et Désiré.e se rendent comptent qu’iels ne peuvent tourner pas tourner leur film avec une maison de production classique et, malgré leurs doutes, s’approprient leur mode d’expression. Ce sont deux parcours d’émancipation en miroir.

Comment avez-vous conçu le montage ?

Le montage a été conçu de manière réellement expérimentale. Une scène a servi de test et a été remontée plus de vingt fois, elle servait aussi de test à la création de la bande-son. Je cherchais par exemple les endroits où ça achoppe par rapport aux attentes (faux raccords, désynchronisation, coupes au milieu d’une réplique, changement brusque de qualité d’image). Le but était de trouver le juste équilibre entre la recherche d’un nouveau format et la fluidité de l’histoire. La technique du montage fait écho aux recherches des réalisateur.ices du film, comment trouver une manière différente de s’exprimer qui corresponde à une façon différente d’être. Structurellement, il suit assez fidèlement le scénario mais il a aussi été conçu de manière modulaire, chaque scène ayant été monté indépendamment. Il peut aussi fonctionner dans un certain désordre.

Le rap a un véritable rôle narratif dans Défaillance critique. Pourquoi ce choix ?

C’est une réponse qui pourrait donner lieu à une édition, voire un EP ! Mais en somme, la voix off était un complément nécessaire pour que le scénario puisse se déployer entièrement malgré le fait que nous n’avions pas tourné toutes les scènes, où que nous n’avions pas le son de toutes les répliques. J’avais l’idée d’une voix off qui puisse raconter une histoire puis partir en chanson et revenir à un récit plus classique. Le rap permet ça, il amène aussi avec lui l’histoire de l’invention géniale d’un mode d’expression qui résonne avec une culture, une communauté, une manière de percevoir, de dire, de chanter de mettre en rythme qui n’est pas européocentrée. C’est un système de storytelling parfait qui consiste aussi à se donner de l’importance dans des espaces où on a été mis de côté. Parler sur un rythme qui n’est pas complètement régulier, syncopé, parler sur un rythme qui a du swing, sur des samples de musique marocaine, convoque une temporalité moins straight qui me semblait appropriée.

Comment avez-vous composé le casting et l’équipe de ce film qui sont aussi un enjeu crucial de ce travail collectif comme le confirme le générique de fin ?

C’est un projet politique qui, dans toutes ses dimensions, contient la question de la représentation de communautés marginalisées. Nous avons fait très attention au casting et au recrutement de l’équipe technique et administrative, afin que les minorités invisibilisées (LGBTQIA+, personnes raciséx, handis…) soient incluses en majorité et dans les rôles clefs à tous les stades de la production. Du coup, s’est constituée une équipe dont il était nécessaire que tous les membres se rencontrent et conversent. Au résultat, Défaillance Critique est une symphonie, un projet choral, dont chaque membre s’accorde non pas au diapason des savoir-faire mais dans une disharmonie de talents (palpable dans la facture du film, du jeu d’acteur, des qualités des prises de vue…) et une harmonie de préoccupation. Cette dynamique harmonie/disharmonie est l’énergie qui génère la forme de ce film.

Le film adopte un ton humoristique sur ces « questions de queerness, décolonisation et transidentité ».

Le film a une composante comique qui est un choix qui a eu lieu dès l’écriture du scénario. Ce qui est intéressant dans ce choix c’est que faire rire, c’est très technique, on est obligé d’être très au clair sur qui parle, et surtout qui reçoit, pour que la tension comique fonctionne. Il a fallu faire le choix de qui il s’agissait de faire rire, et il s’est fait justement sur la communauté représentée, c’est à dire nous. C’est un film très FUBU (« For Us By Us »). Ce qui ne signifie pas que les autres ne peuvent pas le voir, l’apprécier et rire, mais ça demande un pas de côté, un décalage de perspective. Par contre, ce positionnement apporte de la nuance dans le discours, un peu de complexité, parce que le projet a généré une conversation multigénérationnelle sur l’autonomie, sur un rapport à notre propre représentation et cette conversation avec toute ses blagues est rendue publique dans le film.

Défaillance critique s’affranchit de nombreuses règles de films traditionnels. Souhaitiez-vous créer un langage cinématographique neuf qui corresponde aux artistes queer et raciséx qui le réalise ?

C’est exactement ça ! Le pari du projet est de partir de la constatation que l’expérience d’être queer, d’être raciséx est une expérience différente que celle dite de la norme ou du centre. Une expérience différente, une perception du monde depuis une autre place, implique une structure de pensée différente et de fait, des modes de narration différents. Le jeu est de trouver, pour Défaillance Critique, par à-coups, le format non normatif, non mainstream, mais adéquat et ajusté à son récit, ses récits, ses voix.

La question de l’émancipation est centrale à travers les parcours des personnages du film. Représente-t-elle un geste de cinéma politique ?

Je pense que tous les gestes de cinéma sont politiques mais pas tous du même bord. Celui-ci est affirmé, les deux narrations se révèlent être des fictions. Ce principe est un emprunt à The Watermelon Woman de Cheryl Dunye qui dit que l’on doit s’inventer ses propres histoires, où que l’on se fait la place que l’on désire. C’est une spéculation d’un monde, de deux mondes, où les héro.ïnes sont actif.ves, aux commandes et autoderminé.es. Je pense aussi que d’assister aux doutes et à la détermination de Youssef et Désiré.e, de les voir galérer et bricoler le film qu’iels veulent et s’en sortir selectionné.e.s dans un grand festival, fait de Défaillance Critique un film d’émancipation et d’empouvoirement par et pour le cinéma.

Propos recueillis par Olivier Pierre

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Fiche technique

France / 2024 / Couleur / 46'

Version originale : français, créole français, anglais, arabe
Sous-titres : anglais, français
Scénario : Phoenix Atala
Image : Lê Hoàng Nguyên
Montage : Phoenix Atala
Musique : Cheb Runner, Nino Ram
Son : Nino Ram
Avec : Ocean Ocean, Valerie Abrogoua, Hanabi The K, Lucas Tetri Riviere, Brandon Gercara, Snake Ninja, Phoenix Atala

Production : Silina Syan (Spec Cam)
Contact : Phoenix Atala

Filmographie :
Season 1 Episode 2 2009 60′
La Formule 2015 45′