• Des marches, démarches

PAGINE DI STORIA NATURALE

Margherita Malerba

C’est une autre Toscane, plus sauvage, plus sombre, marquée par une histoire moins glorieuse que celle de Florence ou de Sienne. La Renaissance italienne n’y a laissé qu’une blessure au flanc des montagnes : les immenses carrières de marbre, tâches blanchâtres sur le manteau forestier. Ce nord de la Toscane, Margherita Malerba l’a sillonné en géographe, seule ou avec l’aide d’un unique compagnon, munie du plus rudimentaire des équipements : une caméra DV et un enregistreur de sons. Le montage suit la chronologie de ses retours réguliers pendant un an, sur les mêmes lieux, et entrelace les dimensions du temps.
C’est d’abord le temps de la nature, au fil des saisons, des variations de lumières et de couleurs sur les vastes paysages de montagne. La seconde dimension est recueillie à l’intérieur d’une série de maisons abandonnées : temps d’une habitation passée, dont le cinéma viendrait recueillir les traces. La géographe y devient chiffonnière d’une histoire éprouvée comme catastrophe. Visages en noir et blanc, pages de journaux arrachées, voix d’un enfant récitant un poème ou d’un adulte répétant sa leçon d’allemand, tout ce qui est donné à voir et entendre dans le film émane de vestiges trouvés dans les maisons. Un rai de lumière éclaire au sol de vieilles photos abîmées, tout un bruit du temps s’échappe de vieilles bandes ramassées : des fantômes passent entre l’image et le son. L’extrême beauté des plans, le velouté pictural de l’image DV sont comme endeuillés par le souvenir d’une immense violence commise dans la région. Tandis que les survivants célèbrent le printemps autour d’un brasier, Pagine di storia naturale dépose son lamento au pied des monuments aux morts. (C.N.)

Pagine di storia naturale est votre premier long-métrage. Il a été tourné dans une partie reculée de la Toscane, essentiellement à Garfagnana, Lunigiana et aux environs. Comment ce projet est-il né ?
Ce projet est né d’un livre, Le Coeur aventureux, d’Ernst Jünger, et de mon attirance pour un endroit, le Nord montagneux de la Toscane, et son histoire. Le film est le produit de la rencontre de ces deux éléments, et il s’est développé comme une exploration prolongée du territoire, une étude des strates de paysage.

Comme suggéré par le titre, Pagine di storia naturale explore à la fois le paysage et l’histoire de cette région, évoquant de nombreux éléments de son présent et de ses passés récents et anciens : la dépopulation ; les dramatiques événements de la Résistance et de l’Occupation nazie; la production de papier qui date du Moyen Âge et l’industrialisation de l’Après-guerre; les traditions populaires et festivités, comme le spectaculaire bûcher des “natalecci” de Gorfigliano. Comment avez-vous travaillé la structure du film ?
Le film s’est construit principalement en parallèle au tournage. J’ai exploré la zone systématiquement – vallée après vallée, village après village – avec l’aide d’Andrea Bonazzi, qui connaît le territoire en profondeur. J’ai d’abord enregistré des images et des sons instinctivement. Après un certain temps, des éléments récurrents ont commencé à émerger et à se connecter : lumière, fenêtres, papier, pierre, eau, animaux, traces de l’histoire, présence des morts… Je suis retournée à de nombreux endroits plusieurs fois au fil des saisons. Avec Devlin Horan, nous avons décidé de monter le film en suivant l’ordre chronologique du tournage et nous avons progressivement intégré les matériaux trouvés.

Le Coeur aventureux d’Ernst Jünger – dont le fils a été tué précisément dans cette zone pendant la Seconde Guerre mondiale – a conduit votre exploration de la région. Pourquoi ce texte et comment a-t-il accompagné la fabrication du film ?
C’est un livre complexe, qui m’intéresse à plusieurs niveaux. Il manifeste un désir d’observer et de trouver des relations cachées entre les choses, une attention pour le factuel et le concret et en même temps une manière de lire les phénomènes du monde comme les lettres d’un alphabet partiellement inconnu et à déchiffrer. Le livre est composé de nombreuses pièces brèves – descriptions de plantes, d’animaux, de sons, de lieux, brefs essais critiques à propos de la technologie et de la société, fragments de prose surréels et souvenirs autobiographiques – de petites unités séparées par de coupes franches, pas éloigné des techniques du cinéma. En le lisant, j’ai commencé à imaginer son équivalent cinématographique. Ce texte était avant tout un point d’accès, il me suggérait une méthode de perception.

Pagine di storia naturale se compose d’une grande variété de matériaux de diverses natures: photos, lettres, found footage, carnets, archives sonores, etc. Quelles relations entre ces éléments ?
Les matériaux ont tous été trouvés dans la zone de tournage, principalement dans des maisons abandonnées et des moulins à papier. Dans les villages les plus reculés, il est plus facile de trouver ce type de traces que de rencontrer une personne vivante. La dépopulation s’est accrue dans cette région après la Seconde Guerre mondiale, laissant beaucoup de maisons vides. On y trouve encore des choses laissées par les derniers habitants. La plupart des matériaux trouvés datent de la période entre 1910 et 1980 – la fin d’une autre ère, pourrait-on dire – et reflètent obliquement cette période de transformation qui eut un impact radical sur la vie dans ce territoire. D’autres matériaux ont été utilisés pour leur puissance visuelle et symbolique. Ils ont été insérés dans le film soit en relation avec l’endroit où on les a trouvés, soit en les liant l’un à l’autre suivant un sujet ou une forme.

Ces matériaux sont autant de lueurs fluantes et allusives, qui laissent une impression de mystère. Comment les avez-vous traités, manipulés ?
Je n’ai pas manipulé ni déformé le matériau, j’ai juste récolté ce que le temps, la pluie, la moisissure, la lumière, les insectes ont fait à la matière photographique, magnétique, ou imprimée. Images et sons sont montrés exactement comme je les ai trouvés. Par exemple les taches de couleur vives sur le super8 sont le produit de l’humidité et de la pluie altérant l’émulsion, l’image n’a pas été retouchée. C’est intéressant, car les images sont souvent pensées comme moyens de résister à la dissolution, au temps, cependant le temps et la décomposition font apparaître de nouvelles formes. Pagine di storia naturale peut être vu comme un film sur la métamorphose et la périssabilité de la matière. Le souvenir est aussi en partie matériel: il se décompose comme la chair, les livres, les maisons. Il s’écrit dans le paysage et se transforme avec lui.

On entend dans le prologue un enfant réciter un poème de Pascoli, lui aussi très lié à cette terre. Pourquoi ce poème en ouverture ?
Cet élément fut aussi trouvé. Il a été enregistré sur une bande magnétique, découverte dans une maison abandonnée. La famille qui l’habitait possédait un moulin à papier entre les années 1940 et 1970. Ils ont enregistré sur la bande une large et chaotique variété de sons : les cris d’un bébé, des chansons pop, des commentaires de matches de football, des mesures de boîtes à papier, un enfant récitant le poème March Song… Pascoli avait choisi Garfagnana comme sa patrie et le printemps, sujet du poème, est la première saison montrée dans le film.

Le film s’achève sur la musique de Salvatoire Sciarrino, Mur d’horizon. Pourquoi ce choix ?
On entend dans cette pièce la matérialité des instruments et de l’acte de jouer. La flûte, la clarinette, le cor peuvent sonner comme des rafales de vent, des crissements de machines, des appels ou des grognements d’animaux. Ça sonne comme les “énergies violentes et informes” au coeur de la vie organique. Cela semblait une bonne manière de clore le film.

Propos recueillis par Marco Cipollini.

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Fiche technique

Italie / 2019 / Couleur / 75'

Version originale : italien. Sous-titres : anglais. Scénario : Margherita Malerba, Andrea Bonazzi. Image : Margherita Malerba. Montage : Margherita Malerba, Devin Horan. Son : Margherita Malerba.

Production : Margherita Malerba.

Distribution : Margherita Malerba.
Filmographie : Heliopolis, 2016