La Terminal se déroule entièrement dans la gare de bus de La Falda au nord de Córdoba. Comment est née l’idée d’y placer votre caméra ? Pourriez-vous revenir sur la genèse du film ?
Dès le début, dès la conception même de l’idée, nous avons cherché une gare où passeraient des bus interurbains, empruntés essentiellement par les travailleur·euse·s et étudiant·e·s. Nous voulions nous concentrer sur ce flux, à petite échelle, mais aussi à d’autres flux, comme celui de la lumière dans l’espace; je suis toujours intéressé et attentif à la façon dont la lumière se déplace sur les corps et les choses. Les productrices du film, Eva Cáceres et Ana Lucía Frau, ont longtemps cherché une gare qui réunirait ces conditions parmi les villages autour de Córdoba. Quand elles ont trouvé la gare de La Falda, sur les hauteurs de Córdoba, il était évident que c’était le lieu idéal.
L’image baignée dans une lumière bleutée, les contours flous, les jeux d’ombres et de reflets, ces partis pris plastiques contribuent à la construction d’un portrait fragmenté et spectral de cette gare. Pourriez-vous commenter le choix de la photographie ? Comment avez-vous collaboré avec votre chef opérateur?
Les lieux de passage ou d’attente sont soumis à un flux : ils se remplissent, se vident. Ce qui apparaît disparaît. J’ai toujours pensé que cela n’était qu’apparence: le mouvement est la partie visible de ce flux, mais je suis aussi convaincu que ces espaces abritent en quelque sorte les vestiges des expériences humaines vécues à cet endroit. Il reste quelque chose des personnes qui les traversent : leurs douleurs, leurs peurs, leurs espoirs. Quelque chose de résiduel, persistant, d’insaisissable, qui reste dans les lieux. À cet égard, avec le directeur de la photographie du film, Ezequiel Salinas, nous avons beaucoup travaillé pour donner à l’image une épaisseur qui l’éloigne de la transparence. La première chose que nous avons faite a été d’étudier un mouvement photographique de la première partie du XXème siècle – Camera Work – pour voir ce qui se passait avec la perte de contours et les zones d’obscurité dans le plan, de façon à ce que ce qui ne se voit pas soit aussi important que ce qui se voit, et à rendre les frontières entre le visible et l’invisible fragiles. De là, nous avons fait beaucoup d’essais avant de tourner le film, pour nous approcher d’une image qui réponde à ces conditions.
Le traitement sonore accentue cet aspect fantomatique, multipliant les effets de suspension, d’étouffement, de résonance. Pourriez-vous revenir sur la création de l’habillage sonore ?
Le son a été pris en charge par Atilio Sánchez, et le travail a été régi par la même idée que la photographie du film. L’espace a une dimension temporelle plus complexe, nous voulions faire en sorte que le présent contienne en lui les vestiges du passé d’un côté, et les promesses du futur de l’autre. Nous savions que le son était essentiel pour pouvoir construire cet état de perception. De plus, dans l’ensemble, dans le devenir du récit, nous avons pensé le son comme des glissements, plus ou moins proches, par rapport à ce que l’image établit comme présent. Nous avons trouvé dans ce mode de travail une façon de moduler les intensités.
Des bribes de voix évoquent coups de foudre, amours passés ou blessés en écho aux sons environnants de la gare. Comment ont été choisies ces voix dans l’écriture et qui sont-elles ? Comment avez-vous réfléchi leur présence dans le rythme du film ?
Ce fut une décision scénaristique : découper les récits oraux en fonction des expériences amoureuses. Tout au long du tournage, dans la gare, Atilio Sánchez demandait à celles·ceux qui attendaient leur bus ou en descendaient, si elles·ils avaient, ou souhaitaient raconter une histoire d’amour. Certaines personnes ont refusé mais un très grand nombre nous ont fait confiance et les réponses ont été merveilleuses. Ensuite, la sélection s’est faite, non seulement en fonction de la puissance de leurs récits, mais aussi selon les possibilités d’ajustement de ces fragments à la respiration du film.
Le film commence avec l’achat d’une montre, de jour, et termine dans la nuit, mais laisse la sensation d’’une dilatation ou de suspension du temps. Pouvez-vous nous parler du montage ?
Ce qui apparaît disparaît, sans cesse. C’était notre clé pour le montage, qui a été confié à Mario Bocchicchio. Bien que nous ayons défini une structure sur trois jours, il a fallu choisir avec beaucoup d’attention les fragments pour chaque moment du film, et les mettre en relation, pour voir comment une image en influençait une autre. Pour cela, il est toujours important pour moi de ne pas filmer tout d’un coup, mais de penser le tournage par fragments, de sorte que l’on puisse filmer, monter, penser, puis tourner à nouveau. C’est ce qui permet de réfléchir avec plus d’acuité à la façon dont les idées peuvent s’incarner dans la matière du film.
Propos recueillis par Louise Martin Papasian