Dans le film, citant Jean Narboni, il est dit que « [Godard] n’a jamais traité que de deux sujets et d’eux seuls : l’amour et la guerre ». Comment cela a inspiré le film ? Pouvez-vous revenir sur sa genèse ?
C’est un film qui s’est fait par couches successives.
Tout d’abord, il y a les images que je découvre par hasard, en voyant immédiatement la possibilité de faire un film avec — sans savoir quel film. Pendant une dizaine de jours, chaque matin, je récolte les images de la nuit précédente, celles qui m’intéressent, celles qui peuvent faire plan (caméra en direct mais qui garde les douze heures précédentes). Puis je laisse ces images en pensant vaguement au film que je pourrais faire. J’imagine tout d’abord un film plus documentaire, que j’abandonne très vite car trop documentaire. Et puis je repense à mes rushes sonores non utilisés de Je suis une héroïne périphérique. Je m’enregistre seule disant ces dialogues pour pouvoir commencer le montage, en attente de trouver un acteur. Puis il y a la lecture des Démons de Dostoïevski qui me rappelle la Russie d’aujourd’hui et la guerre. Godard meurt. Je trouve dans le Libération la gravure de Goya avec la touche de peinture bleue et jaune rajoutée par Godard. Et comme je ne pouvais pas ne pas parler de sa mort, je choisis ce beau texte de Jean Narboni qui parle justement de l’amour et de la guerre, les sujets de ce film-ci (même si la guerre dans mon film reste loin, presque abstraite).
Dans Je suis une héroïne périphérique (FID 2021), vous construisiez un récit entre autobiographie, autofiction et autofabulation. Reprenant des rushes sonores inutilisés de ce film, peut-on dès lors considérer La nuit d’à côté comme une suite ou un prolongement de celui-ci ? Avez-vous eu le sentiment qu’il restait quelque chose d’inachevé ?
En relisant les dialogues de Je suis une héroïne périphérique pour choisir quelle partie prendre, cela me semblait encore de la matière chaude (liée à l’histoire d’amour racontée dans Je suis une héroïne périphérique), mais découper dans les scènes et les rejouer (et surtout les faire rejouer par un acteur absolument différent de l’homme de Je suis une héroïne périphérique) m’a permis de me détacher de l’affect qu’il y avait (un peu comme la photocopie de la photocopie d’une image… à la fin, on n’a plus la même image).
Je suis une héroïne périphérique était un film fragmentaire, donc d’une certaine manière toujours inachevé, du moins dans ce qui n’a pas été dit, pas entièrement dit. Ici, j’aborde un peu plus frontalement la question de la jalousie, de la trahison.
L’homme et la femme qui dialoguent dans le film restent pratiquement anonymes, coupés de tout contexte. Pouvez-vous expliciter ce parti pris ?
Nabokov a écrit : « Les souvenirs fondent au loin ou bien acquièrent un éclat mortel de telles sortes qu’au lieu de merveilleuses apparitions nous n’avons en main qu’un éventail de cartes postales ».
En effet, y a une sorte d’anonymat, de platitude dans leurs dialogues, comme une scène rejouée.
Ne sont-ils pas complètement impliqués dans cette relation ? Est-ce la femme qui se remémore ces dialogues comme dans la citation de Nabokov ? D’où peut-être ce manque de contexte— comme si on ne pouvait pas remettre tout en place lorsqu’on essaye de revivre quelque chose mentalement.
Et il ne faut pas oublier l’hypothèse du couple chassé du Paradis…perdu dans les limbes.
Dans le fil de leur conversation il est justement glissé le récit de la Genèse selon la tradition des indiens Kato. Comment ce choix a-t-il été effectué et pourquoi cette version en particulier ?
Là aussi, c’est quelque chose que j’ai trouvé par hasard, pendant le montage du film. Je lisais le livre de Jérôme Rothenberg et il m’a semblé qu’une voix venant de la forêt devait être dans le film. Le texte des indiens Kato m’a paru parfait car c’est un récit de la Genèse mais aussi un texte qui pourrait être post-apocalyptique (la dernière partie est placée après le discours de Poutine).
Pouvez-vous développer ce choix d’insérer cette allocution de Vladimir Poutine aux membres de l’élite politique russe annonçant les résultats des référendums de 2022 et l’annexion des régions ukrainiennes par la Russie ? Pourquoi vous avez décidé de ne pas le sous-titrer ?
Plus haut, je faisais référence à ma lecture des Démons. Il y avait au départ deux voix russes, celle de Poutine (non traduite — on peut imaginer tout ce qui peut sortir de cette voix) et celle d’un acteur lisant un extrait des Démons (la fuite de Stépan Trofimovitch) qui était traduit en français. Deux voix russes qui s’opposaient (Stépan Trofimovitch est un personnage bon) et se répondaient (quand on a lu le roman, on sait que le fils de Stépan Trofimovitch est diabolique).
J’ai enlevé cette voix dès que j’ai montré le film à des gens autour de moi. Personne ne comprenait ce que ce texte faisait là ni sa signification… Je n’ai donc laissé que la voix de Poutine au loin menaçante.
La conversation entre l’homme et la femme laisse place à un flot de paroles porté par la seule voix féminine, brouillant les pistes du discours. Selon quelle nécessité ?
Une nécessité créée encore par le hasard. Comme je l’ai dit plus haut, j’ai tout d’abord enregistré seule les dialogues, ainsi que les monologues écrits pour ce film-ci. Quand j’ai écrit la scène où elle va le tuer chez lui, c’était pour moi plus un fantasme qu’un vrai meurtre. Quand j’ai enregistré une des scènes suivantes, une ambulance est passée et j’ai gardé cette prise. Il y avait aussi le dernier coup de canon qui, une fois monté, pouvait sembler être le coup de pistolet de la femme (ou un chasseur qui s’approche). Tous ces éléments m’ont incité à ne garder que la voix de la femme à la fin, une femme seule en train de rejouer encore et encore ces scènes, ces mots qui l’ont tué.
Pouvez-vous nous parler des images nocturnes d’animaux qui accompagnent les voix dans le film ?
Les animaux sont à la fois le présent, ce qui nous est donné à voir dans un espace-temps précis (la Roumanie, une nuit) et sont aussi l’arrière-monde du couple où leurs sentiments, leurs paroles se répercutent (la dysharmonie entre les animaux s’installe).
À certains moments, les images capturées par les caméras nocturnes sont filtrées par l’utilisation de couleurs allant du bleu au rouge. Pouvez-vous nous parler de cet aspect ?
Les couleurs sont aussi là afin de refléter leurs humeurs. J’ai repris la signification traditionnelle attachée à ces trois couleurs : le bleu—l’amour, la nostalgie, le souvenir ; le rouge—la colère, la passion, la jalousie, la mort et le violet—la solitude, la tristesse et le deuil.
Interview by Marco Cipollini