Un homme est assis dans un décor intérieur, architecture géométrique aux grandes fenêtres sans vitre ouvertes sur une végétation forestière. Il est assis à une table dont la surface reflète, comme un miroir, la nature et l’architecture. Il commence à parler, le plan est fixe et dure vingt-cinq minutes d’un monologue à la première personne, entrecoupé de très brèves pauses. Son débit est rapide et régulier, sa voix blanche, son visage inexpressif. Ce qu’il dit n’a rien à voir avec sa propre expérience – s’il était un personnage. C’est celle de bourreaux anonymes, perpétrateurs de crimes collectifs dont les témoignages ont été recueillis et conservés au fil de l’histoire concentrationnaire et génocidaire du XXe siècle. Après un bref noir, un autre homme, plus âgé, assis à un autre côté de la même table, dans la même pièce agencée différemment, entame un autre monologue. Lui ne relate pas les faits du crime de masse, il cherche à en méditer la logique, l’anthropologique. De facto : les faits et leur sens, qui défait la raison. Le dispositif conçu par Selma Doborac dote le cinéma d’une capacité inédite d’appréhension de la terreur de masse et de ses processus de déshumanisation. Il opère par décontextualisation (on ne sait jamais de quel camp ou massacre il est question) et dépersonnalisation (on ne sait jamais qui parle, le travail de l’acteur étant réduit à l’acte de parole, à la pure diction du texte de la violence et de sa méditation). A la fois plongée au plus profond de la nuit de l’âme humaine et philosophie performée de l’acte – acte de dire, acte de tuer, la performance de l’acteur se mêlant à la perpétration du crime jusqu’au vertige, De Facto dénude le cinéma pour faire la démonstration sobre et sans effet de sa plus radicale puissance critique.
Cyril Neyrat