Votre film prend la forme d’une conversation avec votre père. Quand ce projet a-t-il commencé à voir le jour ? Pouvez-vous nous parler de sa genèse ?
En 2019, j’ai enregistré une série d’entretiens téléphoniques que j’ai eu avec mon père. J’étais à Leipzig, et lui se trouvait à Alep. Je l’ai interrogé en particulier sur sa vie d’étudiant en RDA entre 1957 et le début des années 1960. Puis, j’ai essayé de retrouver les lieux qu’il mentionnait au cours de ces échanges : sa fac de langue à Leipzig, l’opéra où il se rendait, etc. Quelque temps plus tard, une personne de ma famille en Syrie a retrouvé des photos en noir et blanc datant de cette époque, où l’on voit mon père jeune homme, et me les a envoyées. C’est à la découverte de ces images que l’idée du film a émergé.
La photographie était déjà au cœur de Backyard (FID 2018, CI). Qu’apporte la photographie au cinéma, selon vous ? Pourquoi tenez-vous à décrire méticuleusement les étapes successives de manipulation de ces images ?
L’image photographique, c’est d’abord un sujet à explorer. Sous la surface de l’image, il y a des informations à extraire, et une histoire à retracer entre le moment où la photo a été prise et celui où je la regarde. Cette surface est un espace d’imagination et de représentations. Montrer les différentes étapes de manipulation permet de donner une forme visible à l’histoire du sujet et de son évolution au cours du temps. Mais c’est aussi un moyen d’évoquer mon propre rôle dans cette manipulation, de révéler des intentions personnelles derrière le dispositif.
Le film repose sur des voix, mais les corps en sont absents. Que signifie cette absence ? Pourquoi avoir choisi de ne pas vous incarner dans le film, alors qu’il parle de votre histoire personnelle ?
L’absence est un personnage central du film. C’est un espace-temps dans lequel les époques, les pays, les événements politiques, les paysages, les lieux traversés ou vécus, les relations, n’existent plus. Ce qui a disparu se révèle à l’état de traces éparses, par des lignes téléphoniques coupées, des échos étouffés de la guerre, des éclats de rire ou de toux, des fragments de souvenirs, des anecdotes, des bribes d’archives… C’est un lieu désert où je crois que les corps n’ont pas leur place.
Par ailleurs, m’incarner dans le film reviendrait à faire de moi le sujet principal, ce qui contredirait l’expérience que j’essaie de transmettre depuis la position, le lieu et le point de vue qui sont les miens, et qui est une expérience visuelle, auditive, mais aussi d’action, de pensée et d’imagination.
Vous utilisez le mode conversationnel, mais en jouant sur l’alternance systématique de vos paroles respectives, contre la spontanéité et la simultanéité propre à l’échange téléphonique. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?
Dès que j’ai obtenu l’asile en Allemagne, en 2015, j’ai cherché à faire venir mon père. Mais de multiples facteurs se sont opposés à sa venue, et il est mort peu de temps après nos conversations téléphoniques. Deux années séparent la voix du père que l’on entend dans le film de celle du fils. Ainsi, la cohabitation de ces deux voix dans l’espace du film est comme l’accomplissement d’un vœu qui n’a jamais pu se réaliser.
Propos recueillis par Claire Lasolle