Dans le huis clos de la voiture d’un train qui roule vers la Sibérie, un couple s’est enfermé volontairement. Joana Preiss, actrice, et le cinéaste Bruno Dumont. Pour s’inventer un dehors, ou, qui sait ?, replier peut-être une fois encore l’intimité de la relation amoureuse à l’intérieur d’ellemême, voilà les deux amants qui se dédoublent en se filmant l’un l’autre, chacun muni d’une petite caméra, chacun pressant l’autre d’entrer dans son cadre. Tout sauf idyllique, la relation à l’image, la relation amoureuse (est-ce si différent ?) se négocie, se dispute, se réfléchit à haute voix plutôt qu’elle ne construit le joli et frauduleux scénario du bonheur. C’est donc une mosaïque encore très disjointe qui se présente ici, en complet contraste avec l’étendue monochrome des paysages neigeux entraperçus de la fenêtre du wagon. Entre les nuits des quelques haltes passées au-dehors en terre russe, un vague trottoir, un hôtel incertain, un dancing triste, et celles que le plafonnier du train éclaire de sa lumière pâle, c’est une temporalité unique qui entend s’imprimer ici. Celle qui mêlerait enfin la vie et le métier, celle qui confondrait le jeu, la mise en scène, avec l’hébétude de l’ivresse des gestes sans calcul, celle qui ne distinguerait plus entre la passion et la froide observation, entre les sentiments et leurs pantomimes. Rêve glacé, dont on assiste ici lentement à la fonte.
Jean-Pierre Rehm