Quelle est l’origine de cette collection ?
C’est curieux comment les choses arrivent. Je parlais avec Nicole Brenez de Dostoïevski, que je lisais alors avec passion dans la traduction magnifique d’André Markowicz, et je lui faisais part que cette phrase célèbre « La beauté sauvera le monde », me semblait affirmer une vérité profonde, une vérité d’une actualité saisissante. C’est alors que Nicole s’est souvenue de la réplique dans le film de Masao Adachi : « Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution ». De là est venu notre désir de produire des portraits de cinéastes « maudits » qui, par leur engagement politique, mais aussi par leur radicalité formelle, portent au plus haut ce qu’est le cinéma.
Pourquoi avoir choisi de réaliser le portrait du cinéaste Masao Adachi ?
J’ai rencontré Masao Adachi pour la première fois il y a trois ans au cours de la présentation de mes films à Tokyo. Je crois qu’il a beaucoup aimé La Vie nouvelle et notre dialogue après la projection du film fut passionnant et très amical. Nicole Brenez connaissait bien l’œuvre d’Adachi. Quand nous avons parlé de cette série, une rétrospective des films de Wakamatsu était programmée à la Cinémathèque et dans le cadre de cette programmation, elle avait décidé de montrer tous les films d’Adachi. C’est donc tout naturellement qu’Adachi nous a semblé devoir être celui qui allait ouvrir notre collection. La citation d’Adachi, titre de cette collection, est la clé de son oeuvre : le lien entre l’expérience artistique et politique qui ne font qu’un pour lui. Adachi a une histoire extraordinaire. En 1972, je crois, avec Wakamatsu, après le festival de Cannes où un de leurs films est projeté, ils décident d’aller à Beyrouth. Ce dont ils sont les témoins les incite à tourner un film de propagande avec les combattants palestiniens. Wakamatsu rentre ensuite au Japon, mais Adachi décide de rester au Liban où il va vivre vingt-huit ans en combattant auprès des Fedayin. Il fait alors partie de l’Armée Rouge Japonaise. Il sera emprisonné plusieurs années à Beyrouth, puis extradé au Japon où il fait à nouveau trois ans de prison. Aujourd’hui, il ne peut plus sortir du Japon, il n’a pas de passeport. Il a soixante-douze ans et il vient de réaliser à nouveau un film de fiction, Prisoner/Terrorist absolument magnifique. Pour lui il n’y a aucun écart entre l’Art et la Politique. En ce sens il se considère très proche des surréalistes.
Cette idée est manifeste dans la séquence où Adachi évoque son engagement en Palestine et que vous filmez des cerisiers en fleurs
Oui, Adachi parle très librement de sa vie.
Il est aussi question de transmission, d’un film à l’autre, d’un cinéaste à l’autre, en particulier quand vous évoquez le lien entre le monde des idées et des sensations dans le cinéma.
Je crois que d’un cinéaste à l’autre passe le cinéma, c’est-à-dire, et aussi simple que cela puisse sembler de le dire ainsi, passe la vie. Quand on fait du cinéma, on mesure à quel point le cinéma et la vie sont si intimement liés. La question est de faire des films où la vie se trouve exprimée. La vie, c’est-à-dire « l’élan vital » comme le dirait Bergson, la pulsion créatrice. En ce sens, le monde des sensations est celui vers où tout converge, c’est le fleuve puissant qui nous emporte. Mais il faudrait bien plus de temps pour développer cette question qui est essentielle.
Pourquoi avoir commencé ce portrait par ce long et beau soliloque d’Adachi avant de donner d’autres informations en intervenant en voix off ?
Ce n’est pas un portrait au sens classique du genre. C’est un mouvement qui me conduit à Masao Adachi et par lequel j’éprouve ma propre « inquiétude ». Le film est venu sans savoir. Pour être financé, il faut toujours écrire le projet de ce que vous allez faire. Nous n’avons eu aucun financement au début de la production, précisément parce que je me suis refusé à écrire quoique ce soit du film lui-même. Il faut accepter de ne pas savoir, tourner dans l’oubli de ce que l’on sait, se laisser impressionner par ce qui vient, par ce que l’on éprouve, par les sensations. Laisser le film creuser son chemin à l’intérieur de soi. Ce long monologue du début, cette parole d’Adachi chuchotée, je l’ai enregistré à la toute fin, quand tout nous semblait avoir été dit. Je me suis placé tout près d’Adachi, je tenais le micro contre sa bouche, je l’écoutais parler, chuchoter, chantonner, je fermais les yeux, j’étais dans sa voix sans rien comprendre au sens, je ne parle pas japonais, mais j’entendais le film, sa rumeur.
Comment avez-vous réfléchi dans le montage au choix des extraits de films ?
Je n’ai mis que des extraits qui me touchaient, qui me « regardaient » en quelque sorte.
Comment avez-vous travaillé l’image, parfois à la limite de la lisibilité, surexposée ?
J’ai tourné seul avec un Canon 5D pendant quatre jours. La focale est unique, un 35mm. La lumière, je l’avais au bout des doigts, c’était la lumière que je désirais voir. C’est aussi une chose très simple, il suffit de désirer ce que l’on filme. La lumière, le point, la focale sont autant d’éléments qui accélèrent mon désir.
Et le montage et le son du film, en particulier la musique ?
J’ai monté le film seul aussi, dans ma chambre. Nous n’avions toujours pas d’argent pour le faire. Je voulais de la musique pour monter. J’ai demandé à mon fils, Ferdinand, de regarder quelques images. Il a ensuite composé plusieurs plages musicales qui m’ont permis de commencer le montage, qui m’ont donné le tempo du montage. La musique a été décisive. Le montage est venu comme le reste, d’un seul geste. Le monde des idées est important, décisif, mais pour finir ce sont par les sensations que s’exprime la vie.
Quelles ont été les conditions de production ?
Comme je le disais, nous n’avons pas pu obtenir de financement au début de la production. Avec des amies, Annick Lemonnier et Françoise Parraud et avec ma femme, Corinne Thévenon-Grandrieux, nous avons créé une société de production Epileptic, destinée à produire des films ou des objets qui ne sont pas des longs métrages de fiction. Epileptic a payé le billet d’avion et la vie sur place, l’Ambassade de France à Tokyo a financé le logement. Le film terminé, nous venons d’obtenir l’aide de la Région Île-de-France pour la postproduction et celle du CNAP. Le film est au FID, ce qui est une grande chance pour lui, il va aller après dans d’autres festivals comme Melbourne, Copenhague et Mexico. J’espère qu’il nous permettra de trouver les financements nécessaires pour que cette collection existe pleinement.
Propos recueillis par Olivier Pierre