Pourquoi avez-vous entrepris ce Voyage au bord de la guerre en Ukraine ?
Le traitement médiatique des émeutes de 2005 en France m’a durablement marqué. La presse de l’époque ne relevait que les faits les plus spectaculaires qui donnaient une image d’une France à feu et à sang. Les mails de l’étranger que je recevais étaient inquiets, les gens imaginaient un pays proche de la guerre civile. Quand je les rassurais, les gens ne savaient plus qui croire. (Paradoxalement, le risque d’une guerre civile en France est plus proche aujourd’hui, sans image spectaculaire, qu’à l’époque). J’ai entrepris ce voyage pour voir ce qu’il en était entre le traitement médiatique et la situation réelle. Quand je suis revenu de Lviv, les amis étaient très surpris des images que je ramenais où tout semblait calme, loin des images de destruction dont nous avons, hélas, pris l’habitude. Car loin du front, la guerre est différente. Cette situation m’a replongé dans mes cours d’Histoire de la guerre de 14-18 avec les « poilus » qui revenaient de Verdun en trouvant Paris en pleine effervescence.
Le film débute par un « avant-propos » lié à un voyage en 2010 dans le Transsibérien. Quelle valeur a-t-il ?
Cet avant-propos pose d’emblée le film comme un film de voyage. Il sert aussi à ce que le film ne soit pas considéré comme opportuniste ou russophobe, puisque voilà longtemps que je considère cette région. Ce voyage en Transsibérien dresse un portrait partiel d’un immense pays traversé en train : petites Républiques, militaires, grandeur perdue… Le film indique clairement mon impossibilité d’avoir une vision exhaustive du pays. Au-delà des images, c’est évidemment le commentaire qui en fait l’intérêt. En cela, le film s’inscrit dans la lignée des films de Chris Marker ou même des courts métrages documentaires de Franju.
Le film se présente comme un journal de voyage porté par votre voix, off, semblable à celle d’un reporter. Pourquoi ce choix ?
L’idée est de faire un film qui soit tout sauf le compte rendu d’un reporter ou d’un journaliste pour un organe de presse. Il affirme clairement sa subjectivité : c’est un film d’auteur. La voix off amène ce que les images ne peuvent amener. Elle ne se veut pas objective comme à la télé. Je fais partie de ceux qui pensent que lorsqu’on fait un film, l’objectivité n’existe pas. Il y a toujours un déterminisme social plus ou moins conscient qui se transmet dans le film de son auteur.rice.
Dans ce contexte de conflit, vous maintenez une certaine distance et un humour salutaire de temps en temps. Ce ton décalé était-il présent dès l’écriture du projet ?
Ce ton décalé n’était pas aussi présent au moment des prises de vues. Encore moins en amont. Sur place, j’ai découvert que la fête, le rire et la joie sont de véritables bouées de sauvetage pour tenir le coup. On est loin des idées véhiculées par le cinéma de fiction dit réaliste ou ce que montre la télévision d’une vie où le rire est proscrit. Alex de Marioupol le dit bien, sans humour, il ne serait jamais revenu vivant de la ligne de front. Cela lui a permis de survivre aux atrocités. C’est pourquoi le film se permet quelques incursions dans le domaine de l’humour.
Comment avez-vous rencontré les différents réfugiés qui témoignent de leur situation ?
Fred hébergeait une famille ukrainienne de cinq personnes chez lui, à Paris. Le film s’est organisé très vite puisque, lors de notre premier voyage, le conflit avait commencé deux mois avant. C’était assez peu organisé mais j’avais prévu de faire plusieurs voyages. Sinon, comment envisager de parler d’une situation en s’y confrontant seulement quelques jours ? Une fois que Andreï avait donné son accord pour que je l’accompagne avec ma caméra jusqu’à Lviv, accompagné de Fred, j’ai commencé le film sans savoir s’il verrait le jour. Sur place, j’ai focalisé les témoignages sur mon sujet, l’exil (subi ou volontaire). Ainsi, certaines personnes nous aiguillaient sur d’autres. J’avais également des contacts familiaux de gens sur place, ce qui me permettait d’avoir des témoignages de personnes d’horizons différents. Lors du deuxième voyage, j’avais commencé le montage. J’ai pu estimer ce qui allait manquer dans le film, j’ai tenté de filmer ce qui pouvait le compléter.
Comment avez-vous choisi les passages musicaux et travaillé le son qui comportent d’ailleurs certains silences ?
Par l’utilisation de la musique, le film est en opposition avec ce qui se fait aujourd’hui en documentaire. Le film se construit sur des cassures rythmiques, il se démarque également par sa forme « brute », loin des films trop propres qui font « professionnels ». Derrière les films « professionnels », que certains appellent « broadcast », se cachent souvent des enjeux de diffusions dans la fabrication du discours ou du point de vue. Ainsi, j’informe clairement le spectateur que le film a un point de vue particulier puisqu’il est fabriqué de façon particulière. Finalement, dans sa construction, le film est libre de mettre du silence ou uniquement de la musique. Ceci participe à une transmission des sentiments vécus sur le tournage. Film Socialisme de Jean-Luc Godard m’a beaucoup influencé pour la construction sonore de Voyage au bord de la guerre.
Le film est un essai sur la guerre, un journal de voyage en Ukraine et également une quête personnelle liée à l’histoire de votre grand-père. Cette dimension intime était-elle essentielle dans le développement de Voyage au bord de la guerre ?
C’est d’abord et avant tout ce qui m’a motivé à faire ce film. Lorsque le conflit a commencé, j’ai regardé en arrière, et me suis dit : entre Tchernobyl, le Holodomor, la Seconde Guerre mondiale où les Ukrainiens étaient coincés entre Hitler et Staline, et maintenant cette guerre… L’Ukraine est un pays qui a connu beaucoup de malheurs et de sacrifices. Je m’appelle Peretjatko, mon grand-père est arrivé en France en 1924, cela devrait me toucher. Comment puis-je me situer dans tout cela ?
Propos recueillis par Olivier Pierre