Que quelque chose vienne entrelace trois régimes d’image et de récit très différents : le trajet en voiture d’une femme qui rentre de l’hôpital, les réveils répétitifs d’une personne seule dans son appartement, et des vues de certains quartiers de Paris. Quelle est l’origine de ce film ? De quelles intuitions ou ambitions procède-t-il ?
Les trois parties du film se sont accrochées les unes aux autres et sont venues assez naturellement sans que je puisse aujourd’hui vraiment reconstituer toutes les étapes de l’écriture. La première intention est apparue à l’occasion de la mise en place du couvre-feu, c’est-à-dire quand même, malgré toute la différence que je suis capable d’établir entre différents événements de l’histoire, d’un régime de la présence et de l’expérience qui renvoie à l’imaginaire de la guerre. C’était le 17 octobre 2020. Je suis allée chercher des photographies et des images du 17 octobre 1961, jour de la manifestation des Algérien·ne·s contre le couvre-feu qui leur était imposé à Paris, et les massacres qui ont suivi. J’ai retrouvé les lieux, à Paris, des images de la manifestation, surtout autour du quartier de l’Opéra, Boulevard des Italiens. J’ai retrouvé les axes. J’ai photographié, et filmé avec mon téléphone. Aujourd’hui ce sont des quartiers vraiment laids à Paris, avec des Starbucks et des multiplexes Pathé. Il n’y avait rien à voir sur ces images dans lesquelles je cherchais à faire revenir la mémoire, à faire littéralement du montage pour essayer de me repérer dans cet état des choses sidérant. J’ai renoncé à filmer ces lieux dans les axes de leur mémoire politique, mais ce geste m’a guidée pour entrer dans le film : j’ai fait la même chose avec des cadres précis filmés pendant 3 min chacun à l’heure du couvre-feu, mais dans le quartier de mon enfance. J’ai fait des rapprochements, et des séparations. Les éléments, personnages et récits du film devaient être séparés pour se rapprocher. La personne seule est en vis-à-vis de la ville, le corps dans son auto-érotisme et l’attente (de l’amour et de l’écriture en même temps). Je voulais constituer une durée de la solitude. Le trajet en taxi est l’histoire d’une rencontre et d’une parole qui arrive complètement au hasard, à côté.
Pouvez-vous nous présenter les trois acteur·ice·s principaux ? Comment les avez-vous choisis ? Comment avez-vous travaillé avec eux à l’écriture du film ?
Outre la ville, donc, que je peux considérer comme actrice à part entière, j’ai écrit les trois rôles en pensant presque immédiatement aux personnes que je voulais filmer, en m’en inspirant. Chacun et chacune a ensuite nourri l’écriture de son rôle : Anna Cohen-Yanay, ami.e voisin.e qui vit seul.e et écrit aussi ; Anne-Lise Broyer, amie artiste avec qui j’entretiens une correspondance régulière et qui m’avait fait part de symptômes de sa maladie ; Michaël Bejaoui-Evans, acteur et ami que j’avais choisi pour sa présence pour le conducteur du taxi.
Le travail sur la répétition (des réveils, des vues de Paris) est mis en tension avec la durée linéaire du trajet en taxi. Cela produit une double temporalité très singulière : le sentiment d’un temps à l’arrêt, d’un blocage, contredit par le déploiement de la parole, du dialogue. Quel est pour vous le sens de ce tiraillement temporel ?
Bien sûr le blocage du temps est lié au départ à cette période. Le film s’en étant émancipé (je ne l’ai pas monté dans cette direction, mais au dehors), il reste en effet une tension, une attente. Je voulais faire circuler des choses entre des espaces qui ne peuvent pas communiquer, produire des représentations : en l’occurrence un rapport entre la ville et une maladie ; un rapport entre une personne et un bouquet ; un rapport entre une personne seule et un couple. Pour établir ces rapports je devais les isoler les uns des autres. La séparation produit du désir. A la fin c’est ce que j’ai trouvé, dans cette recherche, et qui m’a plu : de la réserve, des personnes réservées, et du désir. On ne sait jamais ce que chacun·e va donner.
On sent un plaisir certain à filmer Paris la nuit, à y travailler de nuit les scènes dans le taxi. Il est question à un moment du Caravage, et des nuances de noir dans sa peinture. Pourquoi la nuit ? Que cherchez-vous à voir dans le noir ?
A vrai dire au départ j’avais l’idée d’un film d’horreur. Je pensais le film avec des musiques des films de Carpenter. On a commencé à filmer dans la zone (Paris hiver 2020) ; c’était réellement terrifiant ; puis ça a été aussi beau et terrifiant de filmer Anna avec la même attention, quelque chose entre la terreur et le miracle du quotidien. Et quand la partie du taxi est arrivée, la nuit avait déjà changé. Ce n’était plus la nuit du film d’horreur mais celle de la rencontre, de l’échappée, de la fiction. Les photographies et les dessins d’Anne-Lise sont noir et blanc, je voulais qu’on parle de couleur et de dessin, et que le temps du trajet quelque chose advienne, qu’on ait traversé la rive. La nuit c’est donc autant une durée (illimitée pour les insomniaques) que des nuances de noir.
Vous avez réalisé ce film avec une équipe très réduite, composée d’amis : Luc Chessel au son, comme sur Les Episodes – printemps 2018 (FIDMarseille 2020, Prix Premier), à l’image Robin Fresson et Léo Richard au montage. On a le sentiment d’une démarche très collective, partagée.
C’est une démarche moins collective que les Episodes – printemps 2018, qui était moins écrit que Que quelque chose vienne au départ ; mais néanmoins c’est un travail très partagé. J’avais des idées assez fixes au départ, qu’il fallait mettre à l’épreuve ; le film aurait pu durer 4h. Un film est un fantasme dans lequel il faut introduire du conflit, sinon il ne se passe rien. Le conflit apparaît à toutes les étapes grâce aux autres (avec l’amour, l’amitié, les liens forts et ce qu’on demande à chacun·e) et permet d’élaborer la représentation qu’on se fait, le film qu’on veut faire. Je parle beaucoup avec chacun·e, et à chaque étape on partage, de fait, la question de la représentation d’une personne humaine dans le monde, une image de la réalité, et une idée du cinéma. Ça suppose de s’entendre intimement sur des choses fondamentales. C’est plus politique au fond. Ça intervient à chaque étape : écriture, tournage, montage, mixage. Tous les choix sont politiques.
Le titre provient d’une chanson, interprétée avec grâce et brio par Luc Chessel dans une séquence qui rappelle un fragment des Episodes – printemps 2018. Pouvez-vous commenter ? (Le choix de la chanson, la manière dont elle intervient dans le film).
Le nouvel an 2020, j’ai dansé sur cette chanson avec des amies pendant que les garçons parlaient philo à côté, c’était drôle. Je ne la connaissais pas, ce qui est quand même étonnant. J’ai demandé à Luc de faire un lipsync comme dans Les Episodes-printemps 2018. Cette fois c’est Anna qui reçoit la vidéo. Je voulais ce rappel, ce lipsync, comme une passerelle entre les deux films, aussi. Cette chanson est tragique et simple et elle faisait un bon maillage entre la nuit, la solitude, et l’amour.
Propos recueillis par Cyril Neyrat