Le film est construit sur une voix off lisant un texte de Silvia Federici sur le rôle de la psychologie dans la maltraitance capitaliste. Comment avez-vous rencontré ce texte ?
J’ai rencontré Silvia Federici à travers son livre Caliban et la sorcière il y a une dizaine d’années lorsque je me suis intéressée à des pratiques de soin non allopathiques. J’ai été frappée par le monde des pratiques féminines qu’elle décrit, des systèmes de connaissances qui constituaient le fondement du pouvoir des femmes dans l’Europe précapitaliste. L’éradication de ces pratiques était une condition nécessaire à la rationalisation du travail. La magie apparaissait tout à coup comme une forme illicite de pouvoir. Il y avait la croyance que certains jours étaient favorables au travail et d’autres pas. Parfois il fallait mieux éviter toute initiative et rester chez soi. On comprend pourquoi le capitalisme n’a pas supporté ces pratiques.
Ce sont ensuite des amies, des perles précieuses, autrices et artistes, l’une renvoyant à l’autre, Carla Bottiglieri et Jesal Kapadia, qui m’aident à rassembler des éléments que je ressens souvent comme séparés, ou inhibants. Elles me rappellent la nécessité d’une révolte éthique : éviter le processus qui fait pénétrer à l’intérieur de nous-même « l’ennemi », l’ennemi étant la manière dont mon esprit peut intégrer le principe de séparation et de hiérarchisation des êtres, qui a été façonné par l’éducation, ou les structures institutionnelles par exemple.
Jesal Kapadia nous a invitées à Parme en 2019 pour rencontrer Silvia Federici, autour de sa recherche sur la valorisation du travail des femmes et la valorisation du travail des mères. Nous étions un groupe de femmes, nous échangions autour des épreuves du livre de Silvia Federici, Par delà les frontières du corps. Cette rencontre a été un immense cadeau.
Les images apparaissent en super 8, et filment autant des processus de travail que des corps libérés, dansants… Comment avez-vous choisi ces motifs, et organisé le tournage ?
J’ai développé un rituel avec le super 8. Je ne filme pas mon quotidien mais parfois pendant plusieurs jours je filme ce qui m’entoure, puis je laisse les images de côté. Le super 8 me donne l’impression que les images se chargent d’une sorte de physicalité. Elles sont comme des cailloux qui me rassurent, des traces disponibles qui gisent dans un puits, au fond de l’eau. C’est le texte de Silvia Federici qui m’a donné envie de chercher des images dans cette sorte de bibliothèque, des images autour des gestes : les gestes archaïques d’une ritournelle par des enfants par exemple, ou des gestes au travail, plus répétitifs.
Le titre, à première vue, n’a qu’un rapport lointain avec le contenu du film. Pourquoi l’ avoir choisi ?
Le titre vient d’une envie de continuer à tisser une trame à partir de ce que Pénélope ma fille porteuse d’autisme me fait faire, me fait penser, et déplace en moi. Le documentaire Pénélope mon amour est allé dans une direction très intime. Avec Point virgule, j’avais envie de poursuivre une réflexion autour du comportement à partir de la parole très forte et militante de Silvia Federici. C’est un point virgule, une manière de dire que ce champ d’imagination politique ne fait que commencer.
Une figure féminine revient particulièrement souvent. On reconnaît votre fille Pénélope, à qui vous avez consacré plusieurs films (Pénélope mon amour, FIDMarseille 2021). Pouvez-vous parler de sa présence dans celui-ci, du rapport de cette présence au texte de Federici ?
Les gestes de Pénélope ne sont pas contrôlables, elle ne pourra jamais faire partie de « l’économie restructurée ». Ses mains échappent à tout contrôle. Elles dansent, inventent un monde imaginaire. J’ai envie de célébrer cette danse, de lui trouver un espace qui ne soit pas un espace en moins mais un espace poétique auquel nous n’avons peut-être plus accès, qui demande à être visible autrement et à être nommé autrement.
En même temps, c’est important que Pénélope apprenne les gestes du quotidien qui sont eux aussi des gestes répétitifs liés à la survie. Mais ils sont d’une autre nature que les gestes aliénants du travail normalisé. Fernand Deligny dirait qu’il font partie du coutumier, ce sont des gestes nécessaires.
Entretien réalisé par Nathan Letoré