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ARTISTES EN ZONE TROUBLÉS

Stéphane Gérard,

Lionel Soukaz

Spleen quotidien, ivresse entre amis, conversations et temps qui passe : le journal vidéo que compose Lionel Soukaz chronique le début des années 1990, queue de comète de ces années d’hiver qui n’en finissent pas et cauchemar des années SIDA. Mais montées trente ans plus tard avec Stéphane Gérard, elles s’inscrivent aussi comme hommage au disparu, le conjoint aimé qui est au centre de toutes les scènes filmées, Hervé Couergou. Lentement, dans les conversations de couple ou entre amis, l’esprit dandy et la confession intime se chevauchent. S’affirme alors le portrait d’une manière de faire face à l’époque et à ses douleurs qui, sous l’acte commémoratif, cherche à inscrire une présence vive.

Nathan Letoré

Votre film se présente comme un hommage à Hervé Couergou. Qu’est-ce qui a motivé ce geste aujourd’hui, près de trente ans après sa disparition ?

LS : La motivation est bien antérieure à aujourd’hui : c’est précisément pour Hervé que j’ai commencé ce journal vidéo, en 1991. Dès les premières cassettes, je filmais en pensant à la possibilité de sa mort, comme un moyen de le garder avec moi et peut-être de mettre sa mort à distance. Je n’avais pas le temps de faire du montage, c’était de le filmer et de vivre avec lui qui comptait le plus.
SG : Je n’ai jamais connu Hervé, je découvre Lionel, son histoire et le Journal annales en 2009, grâce à Nicole Brenez. Nous comprenons lui et moi que la priorité est de sauvegarder l’ensemble des cassettes à la BnF et obtenons en échange les fichiers issus de la numérisation. Ceux-ci nous facilitent la réalisation de films grâce au montage numérique, d’abord En Corps + (présenté au Mucem en 2021), sur les mobilisations collectives autour de la lutte contre le sida, et aujourd’hui ce portrait encouragé par Elisabeth Lebovici et François Piron à l’occasion d’ « Exposé·es » au Palais de Tokyo.

Le film est issu de plusieurs centaines d’heures d’enregistrement vidéo. Certaines séquences sont construites autour de jeux très riches de superpositions et de filtres. Pouvez-vous parler du processus de montage ?

SG : Face aux près de 2 000 heures de vidéo qui constituent le Journal annales, le dérushage a constitué l’essentiel du travail. J’ai regardé des centaines d’heures du Journal ces dix dernières années pour le comprendre le mieux possible dans sa chronologie et sa logique propre. Lionel, lui, utilise sa mémoire, les souvenirs que rappellent mes questions. C’est dans cet aller-retour que s’est construit le film. Comme nous réalisions le portrait d’Hervé en artiste, il nous tenait à cœur que le film reflète sa créativité, son humour, la poésie rêveuse de son imaginaire. Il n’y avait pas besoin de beaucoup, tout était déjà dans le Journal : leurs dessins, les poèmes, les paysages et la lumière qui se rencontrent dans un nuage de fondus et de surimpressions.
LS : C’est superbe ce que Stéphane a réalisé, c’est vraiment le montage dont je rêvais et que lui seul pouvait faire grâce à sa compréhension et sa connaissance du Journal.

Sans nécessairement déflorer une des scènes du film, pouvez-vous revenir sur le choix de ce titre, avec l’accord surprenant de son adjectif ?

LS : AZT, c’est le nom du premier médicament prescrit pour ralentir l’avancée du VIH, mais qui a aussi tué beaucoup de gens lorsqu’il était dosé trop fort. Quand Hervé prenait de l’AZT, il était en quelque sorte l’un des nombreux·ses artistes en zone troublée.
SG : Ça nous semblait une belle idée de choisir un titre trouvé par Hervé lui-même, peut-être pas pour le film à l’origine, mais rendant compte de son projet de combattre cette épidémie par l’art et la culture. Nous avons gardé son orthographe telle qu’il l’avait décidée, qui laisse le planer le doute, attribuant le trouble, la confusion aux personnes (leur incompréhension de cette réalité percutante et soudaine, l’ivresse pour échapper à la violence de la réalité, l’incertitude dans la bonne façon de réagir) ou à l’époque (le déni politique et l’ignorance des personnes marginales vivant la maladie, les balbutiements médicaux, les discriminations contre les homosexuel·les, les migrant·es, les usager·es de drogues…). Il y avait du trouble partout, et c’est ça qui rend encore plus belle leur détermination à créer et s’aimer au cœur de la tempête.

Si la musique y tient un rôle essentiel, tout autre commentaire extérieur, par la voix off ou l’inscription de texte à l’écran, est banni. Pourquoi ce choix ?

SG : Il a toujours semblé évident que la nature singulière des images du Journal annales, par leur subjectivité et leur qualité intime, devaient constituer la seule matière du film. Et cette matière est si riche, en telle quantité qu’on peut partir du principe que chaque son, chaque plan nécessaire au montage existe probablement sur une des cassettes.
LS : Le montage se veut la continuité du tournage : tout est en direct, sans commentaire. Parfois, peut-être, il m’arrive de commenter une action en même temps que je la filme, de la même façon que la musique présente dans le film correspond à des moments d’écoute des morceaux composés et interprétés par Peter Ogi et écrits par Hervé. La musique est jouée par un poste ou diffusée au casque directement dans le micro, mais rien n’est ajouté au montage. Ce sont des extraits de vie, un document, les pages d’un journal. 

Entretien réalisé par Nathan Letoré

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Fiche technique

France / 2023 / 39’

Détenteur des droits
Stéphane Gérard
gerardstephane@gmail.com