Epinglés dans un ciel bleu éclatant, des haut-parleurs crachent actualités européennes et publicités qui vantent les bienfaits des produits de la vie moderne. Au sol, la tribu Sedang vit paisiblement, avec parcimonie, en plein cœur du Vietnam, à la lisière de la jungle. Franziska von Stenglin prend le parti d’une observation scrupuleuse rappelant une tradition documentaire ethnographique. Elle enregistre avec attention les gestes séculaires, les faits du quotidien, les moments de plaisirs familiaux et collectifs, les virées en scouts. La poussière de la vie moderne travaille ainsi la mise en scène de cette simplicité de vie dans un jeu d’oppositions avec les appels à la consommation qui dominent régulièrement l’espace sonore et rappellent le hors champ menaçant d’un autre système. Inattendue, la voix haut perchée d’une femme bouleverse l’ordre documentaire apparent pour chanter la résistance à l’envahisseur durant la guerre du Vietnam tandis qu’à l’image, des archives dévoilent la fabrication des pièges qui lui sont destinés. Ainsi se nouent l’enjeu de la transmission des savoirs avec celui de la résistance. La poussière de la vie moderne parle bien de traditions mises à mal et intimement liées à la préservation d’écosystèmes qu’un développement économique destructeur enterre peu à peu. Ces pièges, Liem, protagoniste principal, les construit encore pour chasser le petit gibier et les enseigne à son fils, afin que survive avec eux la tradition de la retraite annuelle dans la jungle. Tandis que Liem et ses amis s’enfonçent dans l’épaisseur luxuriante, le film opère sa métamorphose. Focalisant son attention sur les modulations sauvages de la jungle dont la beauté est exaltée par le grain de la pellicule, Franziska von Stenglin oppose au pittoresque sa mystérieuse magie qui peut évoquer le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul. Sensualité végétale et ivresse sonore accompagnent la crudité des gestes de subsistance pour fusionner en une apothéose nocturne, la jungle et les hommes battant d’un seul cœur. Eux, enfin purifiés des résidus de la vie moderne.
(Claire Lasolle)
- Compétition Premier Film
- 2021
- Compétition Premier Film
- 2021
PA VA HÊNG
THE DUST OF MODERN LIFE
Franziska von Stenglin
Entretien avec Franziska von Stenglin
Pourquoi avoir choisi ce titre, PA VA HÊNG (Dust Of Modern Life) ?
PA VA HÊNG signifie « retraite » en langage Sedang. Et la « poussière de la vie moderne » renvoie à une expression que l’anthropologue Nguyen Ngoc a employée lorsqu’il m’a parlé de la retraite rituelle du peuple Sedang. Il m’a expliqué : « Ils se retirent dans la forêt pour se débarrasser de la poussière de la vie moderne ». Les anthropologues utilisent souvent un langage poétique pour décrire les choses, ce qui me plaît beaucoup.
Dust of modern life a été tourné dans le petit village de Dak Sao, dans la province de Kon Tum au Vietnam, là où réside la tribu des Sedang. Comment avez-vous découvert cet endroit, et pourquoi avez-vous décidé d’y tourner un film ?
Je me suis rendue au Vietnam pour la première fois en 2013, avec les étudiants de ma promotion à la Staedelschule, l’école supérieure d’art de Francfort. C’est à cette occasion que j’ai rencontré cet anthropologue, qui m’a parlé des Sedang et de leur rituel de retraite. Agé aujourd’hui de 96 ans, il a accompagné les Sedang dans sa jeunesse, pendant la guerre du Vietnam, à l’occasion d’une de ces retraites. Il m’a raconté qu’à l’époque, le village entier partait dans la forêt. Ils étaient nus, ils n’emportaient rien avec eux et vivaient de ce que la jungle pouvait leur offrir. Il ignorait si le rituel avait toujours lieu, à cause de la modernisation de la société et de la déforestation. Je n’ai cessé de repenser à cette histoire. Je suis donc retournée au Vietnam en 2016, pour vérifier par moi-même si le rituel existait encore. Après avoir passé une semaine à sillonner la région de village en village en compagnie d’un guide, et à interrogeant les habitants, je suis finalement arrivée à Dak Sau, où un vieux villageois nommé Dum m’a appris que la retraite était encore pratiquée une fois par an par certains hommes. J’ai d’abord envisagé d’y consacrer un projet photographique. Mais j’ai finalement pensé que puisqu’il s’agissait d’une expédition, un support artistique inscrit dans le temps serait plus adapté pour ce sujet. J’ai donc finalement décidé de retourner y tourner un film.
Nous suivons principalement Liem, un jeune homme de la tribu des Sedang, qui pratique un rituel ancestral : une fois par an, il quitte le village pour effectuer une retraite au cœur de la forêt avec quelques compagnons. Comment s’est passé le tournage sur place, et quelles principales difficultés avez-vous rencontrées ? Comment les lieux ont-ils affecté ou nourri vos choix esthétiques ?
J’avais surtout peur de ne pas pouvoir filmer librement, car les étrangers qui viennent tourner au Vietnam doivent toujours être accompagnés d’un représentant du gouvernement, qui assiste au tournage et s’assure que le film ne donnera pas une mauvaise image du pays. Mais finalement, cela ne m’a pas posé de problème, car la fonctionnaire qui devait nous suivre est finalement restée à l’hôtel à Kon Tum, et n’a presque pas assisté au tournage. Elle m’a aussi aidée à passer sans difficulté les contrôles de sécurité avec toute la pellicule et mon équipement. Le tournage a duré douze jours, et nous n’avions que trente-deux rouleaux de pellicule. Il fallait donc choisir avec soin ce que nous voulions filmer. En général, nous tournions en lumière naturelle, ou parfois à la lumière des torches. J’avais une équipe formidable. La directrice de la photographie, Lucie Baudinaud, a fait un travail remarquable. Sur le plan technique, tout s’est bien passé. Notre principale difficulté a sans doute été le désistement de notre personnage principal quatre jours avant le tournage. Je pense qu’il a pris peur parce que nous étions accompagnés d’agents du gouvernement. La scène où Liem met de la musique et se met à danser avec ses amis est en fait l’audition que nous lui avons fait passer lors du premier jour de tournage. Après cette scène, cela ne faisait aucun doute : nous avions trouvé notre personnage principal. Heureusement, il a accepté.
La transmission est l’un des thèmes centraux du film, qui est empreint de nostalgie, une impression renforcée par l’usage du 16mm. Pouvez-vous nous en dire plus sur le choix de ce format ?
Tourner en 16mm est avant tout un choix esthétique. Je fais aussi toutes mes photos en argentique. J’aime la profondeur des couleurs, l’intensité, les imperfections, le côté artisanal de ce support. Le grain de la pellicule est bien plus agréable à l’œil que les pixels du numérique. Et tourner en 16mm offre aux spectateurs une expérience visuelle esthétiquement très différente de ce qu’ils ont l’habitude de voir sur leurs téléphones ou leurs écrans d’ordinateur. C’est comme un temps de repos pour le regard. Mais filmer en analogique présentait deux autres avantages non négligeables. D’une part, cela nous poussait à rester bien plus concentrés lors du tournage ; nous devions vraiment réfléchir à ce que nous voulions filmer. Je préfère de loin cette façon de travailler plutôt que de devoir passer des centaines d’heures assise face à un ordinateur à éplucher des images avec mes monteurs pour faire mon film. Je préfère travailler dans l’instant, sentir instinctivement ce qui vaut la peine d’être filmé ou non. Et d’autre part, filmer sur pellicule signifiait que la responsable de la censure ne pourrait pas contrôler nos images avant notre départ.
Le début du film comporte un passage court mais éclairant composé d’images d’archives. Comment avez-vous sélectionné ces images, et pourquoi avez-vous ressenti le besoin de les inclure dans le film ?
Ce passage s’inspire d’une vidéo d’un chant traditionnel que mon interprète, Hang, a trouvé pour moi sur YouTube. La région des Montagnes centrales au Vietnam était un lieu stratégique pour la victoire de l’armée nord-vietnamienne et des forces Viêt-Cong pendant la guerre. Cette histoire est centrale pour l’identité de la population locale et celle de Liem. J’ai souhaité apporter cet élément de contexte dans le film, et j’ai demandé à Hang de rechercher des musiques qui évoquent la guerre. Elle a trouvé sur YouTube cette vidéo qui montre le rôle des femmes des Montagnes centrales pendant le conflit. C’est une musique magique, associée à un contenu très violent. Les images ont été tournées par les Viêt-Cong, qui disposaient de laboratoires de développement clandestins dans la jungle. Elles montrent la guerre du Vietnam d’un point de vue que nous autres, occidentaux, n’avons pas l’habitude de voir.
Outre ce chant traditionnel, pouvez-vous nous en dire plus sur le rôle de la musique dans le film ?
La musique était omniprésente pendant le tournage. J’ai le sentiment que les Vietnamiens sont un peuple plus « musical » que les Allemands, ce qui n’a sans doute rien de surprenant ! Les amis de Liem avaient des smartphones, principalement pour écouter de la musique. Il y avait les chansons pop pendant la fête, d’autres chants guerriers ou traditionnels que les gens chantaient, sans oublier les morceaux que Dum (l’ancien du village) nous jouait sur un instrument de fortune. Les chants guerriers ou folkloriques perpétuent l’histoire de leur peuple et sont transmis de génération en génération. Tout le monde passait son temps à chanter et à fredonner, y compris mon équipe et les protagonistes. À l’origine, on entendait la chanson de Rihanna « We found love » sur un haut-parleur dans le film, mais j’ai dû la retirer car je n’avais pas les moyens d’acheter les droits. La musique est un langage universel qui nous rassemble.
Le film oscille entre observation ethnographique et voyage sensoriel, avec quelques digressions quasi transcendantales. Pourquoi ce traitement ? Et comment avez-vous travaillé le son, qui contribue largement à ce résultat ?
Je n’ai pas cherché à faire ce film dans l’espoir de préserver une culture qui risque de disparaître, ni pour souligner les effets dévastateurs de la déforestation sur la région des Montagnes centrales. Je l’ai fait parce que la retraite rituelle pratiquée par les Sedang depuis des générations me semble être une parfaite métaphore de notre besoin, tant personnel qu’universel, de nous retirer du monde, pour échapper à la pression grandissante du capitalisme et de la mondialisation. À mes yeux, le film est une métaphore de ce sentiment universel, mais il possède aussi d’autres niveaux de lecture (environnemental, social, politique) notables. Ce sentiment n’est pas propre à un lieu ou un peuple en particulier, tout le monde peut en faire l’expérience. Je voulais donc créer une expérience immersive, grâce à laquelle voir le film au cinéma deviendrait une forme de retraite en soi. Les sons d’ambiance que nous avons enregistrés relèvent de deux catégories distinctes : les bruits de la nature et les bruits mécaniques. Au début du film, les signes de la vie humaine moderne dans le village sont : la musique, les motos bricolées, les camions, les machines, les aboiements de chiens, les poulets, la télévision, les enfants qui jouent, le bruit des haut-parleurs. Mais à mesure que Liem avance sur le chemin de sa retraite, nous laissons ces bruits derrière nous, pour nous plonger progressivement dans un paysage sonore naturel. Le son devient un attribut de la retraite intérieure de Liem dans un lieu où les insectes et les oiseaux font ensemble de la musique. Le design sonore est l’un des éléments les plus importants du film. J’ai travaillé en étroite collaboration avec mon ingénieur du son, Christian Wittmoser, pour faire partager l’expérience de Liem au spectateur.
Propos recueillis par Marco Cipollini
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Fiche technique
Allemagne / 2021 / 81’
Version originale : sedang, vietnamien.
Sous-titres : allemand, anglais, français.
Scénario : Franziska von Stenglin.
Image : Lucie Baudinaud.
Montage : Marylou Vergez, Zuniel, Kim.
Musique : Thomas Höhl.
Son : Christian Wittmoser.
Avec : A Liem, A Dun, A Sang, A Giáo, Y Suốt, A Quang, A Kiên, A Dum.
Production : Franziska von Stenglin, Lucas Tothe (Punchline Cinéma).
Filmographie : I’m A Stranger Here Myself, 2015
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