Le ciel bleu de Tijuana. Au son, une porte métallique s’ouvre. Progressivement apparaît la devanture d’un entrepôt. Deux jeunes hommes sortent des portes une à une pour les mettre en exposition le long du mur, une jeune femme passe devant eux. Le décor est planté. Diego, Andrés et Renée sont les trois personnages de Los Fundadores ; étudiants à l’Université de Basse-Californie, et travaillant pour se payer leurs études. Diego, c’est aussi Diego Fernández, qui réalise ici un premier film aussi affûté que le bois des portes qu’il découpe avec la plus grande attention. Partant de son travail d’aide-menuisier à l’entrepôt et du contexte estudiantin local face à l’endettement de l’université, il invente et bricole une fiction autour de ces trois jeunes gens qui doutent et se questionnent sur la possibilité d’une véritable action, face à l’apathie politique de leur génération et au manque de représentativité de leurs élus. Car, « Ici, c’est Tijuana, pas Mexico City », comme le dit un étudiant du campus. Audacieux metteur en scène, Diego Hernandez joue à déplacer les limites du cadre fictionnel. Par le biais, notamment, des répétitions de théâtre, il sème le doute entre les personnages du film – eux-mêmes doubles fictionnels des vrais Renée, Andrés, Diego – et ceux de la pièce qu’ils sont en train de monter. De celle-ci, on ne saura presque rien, sinon son titre : Los Fundadores. Car ce sont bien évidemment eux, les fondateurs, trois jeunes personnes qui tentent de construire, au moyen de portes, de pièces de voitures, de théâtre et de discussions politiques, le cadre de leur action dans le monde. Construire et se fabriquer un avenir, mais aussi leur propre décor de cinéma. En véritable artisan, Diego Hernández y est parvenu. À voir désormais sur quoi la prochaine porte ouvrira.
(Louise Martin-Papasian)
- Compétition Premier Film
- 2021
- Compétition Premier Film
- Mention spéciale | Prix Premier
- 2021
LOS FUNDADORES
Diego Hernández
Entretien avec Diego Hernández
Los Fundadores s’appuie sur des éléments réels – l’endettement de l’Université Autonome de Basse-Californie (UABC), votre travail dans le magasin de portes – et joue constamment à la frontière entre le réel et la fiction. Comment est né ce projet et qu’est-ce qui vous a mené au choix de ce dispositif ?
L’idée de jouer avec les limites de la fiction était présente dès l’origine du projet, mais l’exercice était d’abord plus modeste. Je voulais faire un portrait de l’entrepôt où j’ai travaillé pendant plusieurs années en tant qu’aide-menuisier. J’ai commencé par y faire des exercices d’improvisation avec un acteur, mais quand on m’a dit que l’entreprise allait déménager, ces exercices ont pris une tournure très personnelle et j’ai voulu faire une sorte d’adieu au lieu. C’est là que j’ai décidé de quitter temporairement l’université pour me concentrer sur le développement du projet avec Melissa Castañeda.
Au cours de l’écriture, nous avons décidé d’inclure davantage d’éléments de ma vie et du contexte dans lequel on vivait à Tijuana : la dette de l’État envers l’UABC était toujours d’actualité et il y avait de nombreuses discussions dans le milieu étudiant autour de cette crise. Nous voulions aussi parler de nos conditions de travail et, en même temps, il y avait une grave pénurie d’eau dans la ville. Beaucoup de questions entraient en jeu dans le film, mais ce qui les réunissait dans mon esprit était la réflexion sur la représentativité dans la vie quotidienne, ainsi que la relation entre la politique publique et la théâtralité. Renée et Andrés, les autres acteurs, ont aussi mis beaucoup d’éléments de leur vie dans le projet. C’était une forme d’exercice autoréflexif et, au-delà d’un message particulier à véhiculer, ce sont nos doutes quant à l’époque et au contexte actuel qui ont constitué le moteur du film.
On devine des scènes écrites et des exercices d’improvisations. Comment avez-vous travaillé la mise en scène ? Le film était-il très écrit ?
Le scénario consistait en une très brève description des situations, sans aucun dialogue écrit. Les positions des acteurs étaient déjà définies pour certaines scènes, mais jamais la manière de les dire. Je voulais que chaque personne parle avec ses propres mots et interagisse comme elle le ferait dans sa vie quotidienne. Le tournage a été une expérience très ludique. Nous savions très clairement ce que nous ne voulions pas, mais il y a eu beaucoup d’ »accidents » que nous avons décidé de laisser parce qu’ils rendaient les scènes plus amusantes. Le tournage nous a aussi permis de gagner en liberté. Il était fondamental pour nous de nous amuser dans le processus de création et je crois que cela se ressent dans le ton du film.
Fabriquer des portes, chercher des pièces dans une casse de voiture… les personnages de Los Fundadores semblent s’atteler à la construction d’un décor dans lequel se déroulerait la révolte étudiante mais aussi le film lui-même. Quelles ont été les conditions de sa production et comment avez-vous travaillé à la fois en tant que producteur, réalisateur, monteur, acteur ?
Tous les lieux du film sont des endroits que nous avons fréquentés et nous n’avons eu aucun problème à obtenir des permis de tournage. L’équipe était très réduite – six personnes – mais cela n’avait rien à voir avec les conditions de production. C’est la façon dont nous aimons travailler et aussi une manière de ne pas être trop intrusifs, de nous adapter aux lieux de tournage sans interrompre la vie de ceux qui y vivaient. Nous avons tourné six journées au total, qui se sont presque toujours terminées au coucher du soleil. Tous les jours, nous allions chez moi où ma mère préparait de la nourriture pour toute l’équipe.
Le montage a été le plus compliqué sur le plan personnel ; j’ai notamment eu beaucoup de mal à me défaire de scènes qui ne sont pas restées au montage final. Du fait de la pandémie, le processus a duré près d’un an. La dernière étape a été la conception sonore. Saulo Cisneros a fait un merveilleux travail avec le son direct qu’il avait lui-même réalisé et il m’a beaucoup aidé à comprendre comment travailler avec cet élément. J’aime penser le cinéma comme un travail artisanal, et j’ai découvert qu’apparaître au cadre en tant qu’acteur, dans des endroits importants pour moi et travailler avec des gens qui me sont chers est quelque chose qui me rend très heureux.
Il y a une grande attention aux cadres dans votre film. A plusieurs reprises l’image procède par décadrages, comme dans la scène du bar où la conversation entre les trois personnages est soit en hors-champ soit en bord cadre. Comment avez-vous pensé l’image et travaillé avec votre chef opérateur ?
Dès le début, je voulais travailler avec des plans fixes, pour explorer en détail les jeux d’improvisation et le rythme interne des scènes et accentuer le portrait d’une jeunesse bloquée dans une apathie politique. En restant loin des personnages la plupart du temps, la caméra statique donne aussi au spectateur la possibilité d’observer les plans et les lieux en détails.
En préproduction, nous avons discuté avec le directeur de la photographie de tous les plans et mouvements de caméra et visité les lieux pour voir comment profiter au mieux de la lumière naturelle. Il a rapidement compris le rythme et le ton du film, ce qui a donné beaucoup de fluidité au tournage. De mon côté, je donnais les indications sur les mouvements de caméra dans les scènes où j’apparaissais grâce à mes déplacements.
Los Fundadores est le titre de la pièce que monte Renée dans le film et l’avenue sur laquelle se situent le magasin de portes dans lequel vous et Andrés travaillez. Les « fondateurs », ce sont aussi ces trois personnages qui tentent de créer quelque chose : une pièce de théâtre, une prise de conscience politique, un film. Comment entendez-vous ce titre ?
Au début de l’écriture, nous voulions diviser le film en trois parties dont les titres seraient des noms de rues importantes de Tijuana. « Los Fundadores » était le titre de la première, car il portait cette notion de « commencer quelque chose ». Quand nous avons abandonné cette idée, le titre de Los Fundadores est resté. Il suggérait quelque chose de présent dans l’ensemble du film : une intention constante de construire. Nous voulions que le film dépeigne le pouvoir de la jeunesse en tant qu’agent politique, ainsi que la conscience sociale qui s’installe généralement au moment de l’université.
Vous montrez, de manière presque dérisoire, un mouvement étudiant qui peine à décoller et semble laisser les membres de l’université parfaitement indifférents. Comment envisagez-vous aujourd’hui la révolte étudiante à Tijuana et au Mexique plus généralement ?
Ce sont des contextes très différents. Il me semble que l’engagement politique étudiant est plus important dans le centre du pays qu’en Basse-Californie. A un moment dans le film, un personnage dit d’ailleurs « ce n’est pas l’UNAM, c’est Tijuana ». La dette de l’État envers l’UABC a duré de nombreuses années, et très peu de collectifs d’étudiants ont tenté d’agir, il y a eu une forme d’apathie généralisée pendant longtemps. Peut-être y a-t-il un manque de conscience historique. Une grande partie des terrains des campus de l’UABC ont été obtenus grâce aux revendications des mouvements étudiants de Basse-Californie au début des années 70, mais on n’en parle pratiquement pas. La manifestation des bracelets est également basée sur un événement réel. J’y ai participé quelques mois avant de faire le film, et, après réflexion, elle était très maladroite. Le film est aussi une critique de la communauté étudiante à laquelle j’appartiens, de nos échecs et de nos réussites, à une époque où l’autonomie des universités était en jeu.
Vous avez 23 ans. Pouvez-vous évoquer votre parcours et vos projets futurs ? Comment voyez-vous évoluer le jeune cinéma indépendant en Basse-Californie ?
L’année dernière, j’ai réalisé mon deuxième film, sans sortir de chez moi, avec les outils que j’avais à ma disposition. Nous sommes sur le point de terminer la post-production et nous espérons le sortir bientôt. Je suis aussi en train de terminer d’écrire le scénario d’un long-métrage qui nécessitera plus de ressources, pour lequel nous allons bientôt commencer la recherche de financements. Nous sommes très enthousiastes à l’idée de ce qui va venir.
Il y a un véritable engouement des jeunes pour le cinéma en Basse-Californie. A Tijuana, il y a déjà trois écoles et de plus en plus d’étudiants qui cherchent à trouver leur place dans le cinéma. Des gens s’organisent aussi pour obtenir des réformes juridiques qui bénéficieraient aux cinéastes. Tout cela donne plus de poids à l’industrie cinématographique de la région. Je remarque aussi que les jeunes cherchent de plus en plus de nouvelles façons de faire des films, loin de la logique industrielle, et je crois que bientôt, de nombreux nouveaux cinéastes de la région feront connaître leur travail.
Propos recueillis par Louise Martin Papasian
- Compétition Premier Film
Fiche technique
Mexique / 2021 / 62’
Version originale : espagnol.
Sous-titres : anglais.
Scénario : Diego Hernández, Melissa Castañeda.
Image : Marco Aurelio Celis.
Montage : Diego Hernández.
Son : Saulo Cisneros.
Avec : Renee Ortíz, Andrés Madrueño, Diego Hernández.
Production : Melissa Castañeda (Violeta Cine), Diego Hernández (Violeta Cine).
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