Pourquoi souhaitiez-vous suivre cet itinéraire en Bretagne avec Le Sentier des Asphodèles ?
J’ai emprunté ce sentier plusieurs dizaines de fois, ayant grandi dans ce village du nord du Morbihan, à Lanvénégen. Il y a beaucoup d’autres sentiers dans le coin, mais c’est simplement celui que je connaissais le mieux. Je l’empruntais souvent seul, d’autres fois avec la famille, les chiens, les amis. L’idée de consacrer un film sur ce sentier est venue très tôt. Y retourner devenait chaque fois une manière d’écrire sans écrire, repérer sans caméra, planifier sans scénario.
Le scénario a-t-il pris pour base le fil de ce voyage dans les terres bretonnes, suivant une carte (inscrite en fragments à l’image) ?
Au début, il y avait seulement un monologue qui se formait dans ma tête en marchant sur le sentier. Ça a donné un premier jet d’un texte complètement bizarre que je recopiais quand je rentrais. Ce texte était fait de contrepèteries, d’allitérations et de connexions poétiques absurdes, mais exclusivement à partir de ce que je voyais, ressentais ou apprenais des lieux que je traversais et des personnes que je rencontrais. Au départ, je pensais que le film serait exclusivement une performance marchée et parlée par ce personnage fou, qui livre son monologue dont on comprend un jeu de mots sur dix ! Mais les rencontres et les collaborations ont fait que beaucoup d’autres éléments se sont invités, de manière très naturelle, dans le scénario. Ensuite, il y a eu la nécessité de créer un personnage pour déclamer ce texte (joué par le poète et historien Marius Loris Rodionoff). Le scénario a toujours été composé dans le sens et dans « l’ordre » du sentier, en imaginant parfois des prétextes pour créer des raccourcis, des accélérés, mais aussi des pauses, des respirations. L’écriture était surtout une question de rythme, et une manière de prévoir et tester les intensités. Pour ce qui concerne les cartes dans le film, il y avait une nécessité évidente de les montrer régulièrement afin de donner au spectateur la sensation de connaître, de mieux en mieux, le sentier. Le film se voulant le portrait exhaustif d’un lieu, en l’occurrence d’un sentier.
On retrouve aussi un chien, Léon, une espèce que vous affectionnez dans plusieurs films. Pourquoi créer ce point de vue du chien ?
Neige (2017) était déjà un portrait de la maison familiale à travers les yeux de la chienne Neige. Olho Animal (2022), qui commence et finit à Lanvénégen, revenait sur les premières images d’un autre chien, Boy, que j’ai filmé dans mon adolescence, et entamait une réflexion sur la possibilité (ou l’impossibilité) d’un regard animal enfoui dans le cinéma. Et Le Sentier des Asphodèles est aussi hanté par la présence de Léon qui adore jouer, avec les humains, mais pour la caméra, aussi. Cela forme peut-être une drôle de trilogie des « chiens de Lanvénégen » ! Ici, le film repose sur une marche. Et il est vraiment ardu de filmer la marche sans tomber dans les clichés de la balade bucolique, ou à l’inverse d’une errance lourde et répétitive. Et techniquement, il est aussi ardu de ne pas tomber dans les mécanismes de la représentation du mouvement (travelling, steadycam, filmer de côté, de dos, filmer les pieds, etc.). La « caméra-chien » nous aide donc à oublier le cadre, à oublier l’image. Elle nous rapproche plus des éléments, on devient plus attentif à la profondeur, aux changements de luminosité, de couleurs, et surtout, on écoute le son environnant autrement. Cela nous amène à une sensation plus juste de la marche, où l’on ne voit pas vraiment ni n’écoute exactement, mais où l’on perçoit vaguement, devine, anticipe.
Le tournage s’est déroulé sur une période assez longue. Quelle importance a pris cette durée ?
J’ai commencé à filmer et écrire seul depuis 2015. Le développement et la mise en production avec Les Films d’Argile a eu lieu entre 2018 et 2020, et le tournage principal s’est déroulé à l’été 2021. Mais même après, on a continué à tourner quelques plans et scènes documentaires, jusqu’à il y a encore quelques mois ! Le film recourt à ce principe de « flashes » plan sur plan, montrant le même lieu et le même cadre à des époques différentes, par des caméras différentes. Il était donc important de fabriquer ces dissensions temporelles de manière lisible et claire. Il ne s’agissait pas de créer un catalogue ou une palette de saisons, mais de rendre sensible une perception du temps qui soit anhistorique, antichronologique (ou s’il y avait une chronologie, qu’elle soit uniquement spatiale). Afin que le passé n’apparaisse plus comme un lointain mystérieux, ni le futur comme quelque chose d’inconcevable : tout est là, proche, imbriqué.
Le Sentier des Asphodèles mélange allégrement les genres, adopte différents formats, le noir et blanc ou la couleur, utilise aussi bien des archives du passé que des images tournées aujourd’hui. Comment avez-vous procédé avec votre monteur Léo Richard ?
De la même manière, nous pensons que la séparation systématique des moments scénario/tournage/montage nous est vraiment néfaste. Je travaille avec Léo depuis longtemps et il était présent dès le tournage principal du film. Il y avait déjà, pendant les repérages, des éléments que j’avais filmé tout seul auparavant et des images enregistrées avec Raimon Gaffier, le chef op, et Pauline Pénichout, l’assistante caméra. Pour fabriquer les « flashes », Léo faisait une sorte de timeline, une carte de rushes qui nous aidait à nous repérer et filmer. Le fait de vivre et travailler ensemble sur le sentier pendant le tournage résonnait aussi joliment avec ce rapprochement spatial du travail tournage/montage. On a aussi élaboré une vraie carte/synopsis du film. De plus, la présence de Léo permettait de dérusher tout de suite et vérifier ce qu’on avait filmé et enregistré. Après, le montage a duré plusieurs mois. Les archives ont été travaillées comme n’importe quelle autre matière du film : comme des éléments glanés sur le chemin. Le film fonctionne par écho, par rimes et par éclats, plutôt que par développement. Cette rythmique, cette poésie, a vraiment été trouvé au montage, au montage son, et même jusqu’au mixage et à l’étalonnage. On se sentait parfois plus proche de disciplines que nous ne connaissions pas, ou alors seulement comme amateurs : l’archéologie, l’ornithologie ou le collectage !
Propos recueillis par Olivier Pierre